Entretien avec Evan Kelly
The Corridor, encore invisible chez nous mais que les cinéphiles américains ou globe-trotters ont pu voir dans quelques festivals, est un très beau film fantastique paranoïaque flirtant avec la science-fiction. Un groupe d'amis tente de se ressouder après la mort de la mère de l'un d'entre eux, et le violent pétage de plombs de ce dernier. Ils se réfugient dans une désormais archétypale cabin in the woods, et croisent dans la neige... un étrange couloir translucide qui va engendrer de nouveaux modes de connexion entre les personnages. Son réalisateur, Evan Kelly, nous a fait l'honneur de répondre, très longuement, à nos questions. Magnéto !
TORSO: Bonjour Evan, et merci de nous accorder un moment pour cette interview. Pour commencer logiquement : comment est né The Corridor ?
EVAN KELLY : Il s’agit d’une idée originale du scénariste, Josh MacDonald. Ce script vient d’expériences qu’il a connues (bien sûr, dans une certaine mesure) et de relations personnelles. Si vous le rencontriez, vous verriez à quel point on trouve des échos de lui dans chacun des personnages du film. Il a proposé son scénario à un ami commun, Mike Masters (le producteur), qui me l’a soumis. Dit comme ça, ça sonne très Hollywoodien, mais en réalité ça s’est fait à une échelle minuscule. Au final, nous étions seulement un petit groupe de personnes qui nous connaissions, directement ou indirectement, au sein d’une petite communauté de gens qui font des films. Et on a monté ce projet ensemble.
T : Le film est souvent comparé à Donnie Darko ou à certains livres de Stephen King. Pour mon cas, j’ai surtout pensé à cette vague récente de petits films à concept : Primer (Shane Carruth) ou Pontypool (Bruce McDonald). Quel est votre avis sur la question, et quelles étaient vos propres influences ?
E.K. : On nous parle effectivement beaucoup de Stephen King. Je pense qu’il y a une raison géographique à cela : le film a été réalisé en Nouvelle-Ecosse, juste au Nord-Est du Maine. Pour autant, ce n’était pas du tout conscient. The Corridor partage de toute façon un ADN commun avec beaucoup de films. Mais nous le voulions surtout singulier. Mike (le producteur) et Josh (le scénariste) sont de gros fans de genre, et Josh vous répondrait différemment de moi concernant les influences du film. Il m’a montré un certain nombre de films et m’a évidemment fait part de certains d’entre eux qui l’avaient influencé : Evil Dead (à l’origine de l’idée de la cabane dans les bois), Let’s Scare Jessica To Death (pour le doute concernant la santé mentale des personnages), The Thing (comment l’hiver devient moteur de paranoïa et de suspicion). D’autre part, Josh est quelqu’un de très cérébral et a mis dans le film un certain nombre de questionnements personnels. Ce sont ces éléments qui m’ont interpelé avant tout, plus que les scènes violentes ou les légères touches de gore. J’ai aimé le côté science-fiction centrée avant tout sur des personnages, qui ont vraiment été mon point d’entrée dans le scénario. J’en ai déjà parlé ici ou là, mais j’aime beaucoup Old Joy de Kelly Reichardt. On suit la relation fracturée de vieux amis, le temps d’un week-end où ils s’enfuient (ou font une excursion), avec une très étrange montée en tension. C’est un film totalement différent, mais il a fait son chemin dans la conception du nôtre, d’une certaine manière. Pour ce qui est du « concept » du film, cet élément nous plaisait à tous. A ma demande, Josh a incliné le scénario dans une orientation interprétative à laquelle je tenais. Ce qui en fait un film personnel pour lui autant que pour moi. Oh, et merci d’avoir mentionné Primer. J’admire énormément ce film, et aimerais que le mien soutienne la comparaison. J’ai très hâte de découvrir son nouveau film, Upstream Color.
T : C’est drôle que vous parliez de Let’s Scare Jessica To Death, que j’ai vu il y a peu. Je n’avais pas fait le rapprochement mais effectivement, la gestion du groupe est aussi importante que dans votre film, de même que le rapport paranoïaque que les personnages entretiennent les uns avec les autres.
E.K. : Je ne connaissais pas avant que Josh ne m’en parle. Comme tout le monde, j’ai des trous dans mon Histoire du cinéma personnelle, que je suis prêt à remplir à n’importe quel moment. Notre collaboration (Josh, Mike, Craig – l’autre producteur – et moi) a été extrêmement productive, et chacun a nourri le film durant tout son processus. La force de chacun a été bénéfique au film. Je donne l’impression de jacasser, mais j’entends tellement d’histoires de tournages qui se passent mal que je ne peux pas m’empêcher de me réjouir de l’expérience très positive qui a été la nôtre.
T : Y a-t-il des idées que vous n’avez pas pu intégrer au film à cause de son faible budget ? Etant donné le caractère psychédélique du couloir, y a-t-il par exemple des scènes hallucinatoires que vous auriez aimé voir dans le film ?
E.K. : On a effectivement butté à certains moments où nous nous sommes rendu compte que nos ambitions commençaient à toucher le plafond de notre budget. En fin de compte, il est probable qu’avec un budget plus important nous aurions augmenté l’échelle et affiné la géographie du couloir, qu’on aurait davantage représenté comme une entité en forme espace négatif en croissance au milieu des bois enneigés. Après, il y a toujours le film qu’on a en tête et celui qu’on est capable de faire. Pour un film indépendant à petit budget, on s’en est d’ailleurs pas mal tirés. Il y a environ 160 plans (que nous avons réalisés en équipe réduite) qui contiennent des effets spéciaux conduits et exécutés par un seul animateur. On n’a jamais demandé à Josh de revoir certains points de son script à la baisse. Après il y a toujours cette tension quand on essaie d’accomplir ce qui est écrit, mais on est bien obligé de s’adapter. Le film demandait à être assez intimiste, concret (la première moitié en tout cas). Si on avait pu le rendre plus spectaculaire, je pense que ça lui aurait porté préjudice. On a donc essayé de conserver une certaine sobriété le plus longtemps possible.
T : Avec très peu d’effets, le couloir duquel sortent les Cénobites d’Hellraiser est extrêmement efficace.
E.K. : Je n’ai pas vu ce film depuis des années. Je ne peux pas dire. Concernant The Corridor en revanche, le couloir n’est pas malveillant – de mon point de vue du moins. Il s’agit plutôt d’une influence, qui a des conséquences… mais pas de réelles intentions. Pour revenir à la question, il y a bien des plans et des idées qu’on n’a pas pu intégrer au film. La plus simple – en plus d’une manière plus sophistiquée de suivre les personnages à l’intérieur du couloir (ce qui a été difficile en pleine nuit, dans les bois, en hiver, avec notre budget…) – était une vue plongeante qui développait la forme du couloir. On aurait pu le voir s’ouvrir à un point (celui où les cendres de la mère ont été renversées) et sa ligne droite grossissant progressivement en direction de la cabane, ainsi qu’une autre en direction de la ville. Ce type de plan aurait peut-être augmenté la dimension menaçante du couloir, amplifié son mystère au-delà de cet unique petit groupe mais aurait surtout signifié un coût encore plus important. C’est un détail du scénario qui finalement ne ressort pas clairement dans le résultat final.
T : Le couloir n’est pas malveillant, et c’est l’une des grandes forces du film. Une menace extérieure mais qui se déploie de l’intérieur. Dès que le couloir est ouvert, les personnages deviennent les seuls vecteurs des catastrophes qu’ils vont connaître.
E.K. : Je n’ai pas l’habitude de donner une interprétation stricte dans mes films, parce que je pars du principe que le spectateur n’en a pas besoin. Par contre pour moi, l’une des interprétations du film réside dans l’idée d’une allégorie des techniques modernes de communication (téléphones portables, facebook, twitter, n’importe). Cette révolution est à la fois une bonne et une mauvaise chose. N’importe qui est disponible n’importe quand, et une quantité astronomique d’informations est à portée de main. Le couloir du film, par sa neutralité et son caractère écrasant, force la connexion entre les personnages, des connections nouvelles, malgré eux. Leurs pensées sont comme mises en partage. Dans un groupe de vieux amis, il y a forcément beaucoup de jalousie, de suspicion, de ressentiment qu’on a l’habitude, de manière plus ou moins efficace, de réprimer derrière un décorum diplomatique. Quand cette carapace disparaît et que plus rien ne gouverne les choses que l’on pense ou que l’on ressent, toutes ces informations ne peuvent qu’empoisonner les relations. Tu peux donc voir le couloir comme une menace passive et séduisante, au même titre qu’internet. Ça semble inoffensif, mais en cliquant par inadvertance sur « répondre à tous », on peut avoir une idée des ravages que ça peut causer ! De plus, le couloir influe sur les personnages de telle sorte que les choses terribles qu’ils font partent d’une « bonne intention ». Vus de l’extérieur, ils sont terrifiants. Mais de leur point de vue biaisé, ils ont sincèrement l’impression de s’aider les uns les autres. Tout n’est qu’action et accès aux choses sans aucun contrôle. Le Couloir a anéanti leur contrôle. Je décris souvent les effets du Couloir comme un « nettoyeur de toiles d’araignées nichées dans le cerveau ». Au début, tout n’est qu’exaltation liée à une conscience aiguë de toute chose. Mais ensuite, le Couloir agit carrément comme un destructeur des murs façonnés par leur esprit. C’est beaucoup plus qu’ils ne peuvent en supporter. C’est trop, trop vite.
T : Le film peut alors raconter, en creux, qu’une union parfaite, qu’une communauté réelle est impossible entre plusieurs personnes.
E.K. : Je n’ai jamais pensé au film en ces termes mais dans un sens, c’est possible. Dans tous les cas, on a appris que beaucoup d’ambiguïtés présentes dans le récit ont pu exaspérer une partie du public. L’autre partie étant composée de fantastiques groupes de cinéphiles qui répondent au film en l’explorant à travers ses multiples significations, remplissant les trous intentionnels de leurs propres interprétations. Avant le tournage, nous avons commencé les répétitions par une grosse discussion sur ce dont le scénario pouvait bien parler. Et un nombre incroyable d’idées ont fusé aux quatre coins de la pièce. On a été agréablement surpris lorsque beaucoup de ces interprétations ont ressurgi lors de Q&A en festivals, de manière variée, vigoureuse et parfois conflictuelle. Chacune d’entre elles mérite réflexion et s’alimente des connaissances et de l’imagination de chaque spectateur. Ce qui nous va très bien. Ca alimente les discussions. Après, sans vouloir faire une véritable comparaison, je pense que la réponse à la question « qu’y a-t-il dans la serviette de Marcellus Wallace dans Pulp Fiction ? » est : « ce que vous voulez ». Les possibilités sont infinies, puisque le film n’y répond pas.
T : Pouvez-vous nous parler du look du Couloir et de la manière dont vous et votre superviseur d’effets spéciaux l’avez créé ? Comment était-il décrit dans le scénario ?
E.K. : Je peux te ressortir les parties du scénario qui s’y réfèrent, ça ira plus vite. Voici sa première occurrence :
« Il ne neige plus. Tyler s’accroupit et pleure tandis qu’autour de lui les cendres se dispersent. Il se reprend, et commence à partir.
TYLER : Au revoir, m’man…
La tête baissée, Tyler se tourne et se dirige vers la motoneige.
POINT DE VUE DE TYLER : L’air est clair et vide.
Et soudain, il fait un pas de plus, et il neige furieusement.
Tyler s’arrête. Sa respiration accélère.
Il se retourne et se dirige de l’autre côté, vers la tour, et il s’arrête de neiger à nouveau. En tout cas, partiellement.
Tyler regarde la paume de ses mains. Dans la droite, des flocons de neige. Dans la gauche, rien.
TYLER : Qu’est-ce que…
L’effet commence par une désorientation, comme une illusion d’optique. Tyler se tient à l’extrémité d’une frontière invisible.
On le suit alors qu’il fait un pas en avant, puis un pas en arrière. La neige n’est plus pour lui qu’un rideau parfaitement plat qu’il regarde.
Tyler, perturbé, recule. Derrière le « rideau » la neige s’accumule sur la motoneige. Alors que rien ne tombe sur lui. »
[Quelques pages plus loin :]
ANGLE TRES LARGE : Un gros coup de vent prend forme autour de lui, ressemblant à un coup de pinceau. Il définit pour lui un espace au milieu duquel la neige ne peut pénétrer.
Tyler est au milieu d’une boîte invisible de 3m3 et on entend un bruit faible et statique. »
E.K. : Voilà à quoi était réduite la description du Couloir dans le scénario. A une zone figurant une absence, une certaine invisibilité. Le jour il s’exprime par l’absence d’intempéries, la nuit par un faible niveau d’intensité lumineuse (jusqu’à ce qu’il s’agrandisse et devienne plus fort). Les discussions avec Jacob Owens (qui a créé et exécuté les effets) tournaient autour de la manière minimaliste dont devait se déployer le Couloir. Nous voulions seulement une légère distorsion visuelle. Qui aurait la particularité d’une surface liquide, et que l’on puisse ainsi louper par manque d’attention. On a ainsi mélangé plusieurs effets, les réduisant finalement jusqu’à une légèreté qui nous convenait et qui, aussi, serait plus facile à réaliser. Voilà, un petit peu d’imagination avec une pincée de pragmatisme relevée par les limites de nos technologies et de notre budget.
T : Les effets du Couloir s’expriment aussi par le son (je pense à la séquence de l’avion, ou à l’idée des cordes de guitare). En lisant le scénario, n’avez-vous pas eu peur de la difficulté immense d’adapter des idées merveilleuses sur le papier mais relativement casse-gueule à l’image ?
J’ai eu peur de la mise en image d’absolument chaque page du scénario. On ne sait jamais à quoi va ressembler au final ce que l’on a en tête. D’autant qu’il s’agit de mon premier film, donc tout ce à quoi j’ai dû faire face, j’ai dû y faire face pour la première fois. Pour ce qui est de la séquence de l’avion, j’étais assez confiant. A la lecture c’était enthousiasmant, et l’idée semblait simple et efficace. Pour le truc de la corde de guitare, c’était déjà plus compliqué. Et j’avoue ne pas avoir réussi à la faire sonner tout à fait comme je l’aurais voulu. Mais c’était difficile de maintenir ce buzz acoustique sans que jamais il ne retombe. D’ailleurs, en ce qui concerne le paysage sonore du Couloir, le scénario le décrivait comme un son de connexion de modem statique, un son qui ait donc une réelle origine. Sur une route que j’emprunte souvent une lampe à sodium fait un son que j’assimilais beaucoup au son idéal du Couloir, mais ça n’a pas fonctionné dans le film. Evidemment, des mois après que le film fut terminé, je suis tombé là-dessus : http://www.youtube.com/watch?v=IF2v32xCD0Y. Depuis je me demande si un tel son aurait fonctionné dans le film, mais la question ne se pose pas, puisque nous avons fait autre chose.
T : C’aurait été une vraie illustration sonore de votre métaphore sur les nouveaux moyens de communication.
E.K. : Oui, le fait est que je ne voulais pas non plus en rajouter des tonnes là-dessus.
T : La neige était-elle un élément capital du scénario, sans laquelle vous n’auriez pas fait le film ?
E.K. : Oui, c’était une donnée fondamentale du scénario. Le récit devait absolument se passer (en tout cas pour moi) en hiver. Cet hiver enveloppant et à la fois attrayant et hostile. En tant que Canadien, je passe au moins deux mois par an entouré de neige. A la ramasser, conduire à travers elle, m’en protéger, skier dessus etc. Ça fait partie de nos vies, et pourtant à quelques exceptions près on ne la voit pas beaucoup au cinéma. Bien sûr, on voit des séquences qui se passent dans la neige, mais les paysages neigeux qui enveloppent et isolent ne sont pas aussi fréquents que, par exemple, les représentations du désert. C’est certainement dû au fait que la plupart des films que l’on voit sont produits en Californie. Tandis qu’au Canada, nos paysages sont des paysages neigeux. Alors bien sûr, c’est beaucoup plus difficile de tourner dans ces conditions. Il fait froid, le matériel est fragile, et on doit gérer les phases d’accumulation ou de fonte de la neige. La séquence où les personnages découvrent le Couloir faisait onze pages de scénario, soit environ cinquante plans, sans compter les inserts. Et tout ceci devait représenter un très court laps de temps. Contrairement au sable, on ne peut pas remettre la neige en place avec un râteau, une fois qu’elle est compacte. Enfin vous imaginez tout ça. Néanmoins, le jeu en vaut la chandelle. La nature est le meilleur directeur artistique qui soit. Et ces visions enneigées faisaient partie intégrante des motivations de cette histoire.
T : Combien de temps ont duré le tournage et le montage ?
E.K. : Nous avons tourné durant vingt jours en février 2010, et le montage a duré entre deux et trois mois. Le montage en soi s’est fait très vite mais on a eu un peu de mal à l’étalonnage, ce qui a beaucoup retardé la réalisation des effets spéciaux, qui ont pris deux mois supplémentaires. Donc au total le film a mis six mois à se faire, quand bien même le gros du travail était réalisé très rapidement. On a terminé à toute allure pour la deadline d’un festival, réalisant les derniers fignolages (effets, mixage du son etc.) en six jours. C’était trop court. Donc après deux ou trois projections en festivals, on a encore corrigé certaines choses et réduit le film de 2mn30, pour le resserrer un tout petit peu.
T : La bande de personnages est très bien dépeinte, et m’a fait me poser deux questions : y a-t-il eu une part d’improvisation de la part des acteurs ? Avez-vous tourné dans la continuité du récit ?
E.K. : On a effectivement tenu, dans la mesure du possible, à tourner dans l’ordre. Je pense que c’était utile pour l’unité du récit et pour son évolution. Le prologue a été tourné à la toute fin, la dernière nuit. Autorisant les acteurs à se couper les cheveux et se raser, tout en leur donnant un étrange « reset » émotionnel. Quant à l’improvisation, il n’y en a pratiquement pas eu. Les gars ont nourri leur personnage en construisant de vraies relations entre eux, très vite après les premières répétitions. Aidé en cela par l’isolement qu’a nécessité le tournage du film. Durant vingt jours, personne n’est rentré chez lui, leur vie normale ne s’est pas intégrée au temps de tournage.
T : En réalisant le film, le considériez-vous comme un film d’horreur ? Et le considérez-vous aujourd’hui ?
E.K. : N’ayant pas d’affinité spécifique avec les films de genre, je me suis concentré sur l’histoire. Il y a forcément des éléments du genre, et je voulais les traiter d’une manière qui me semblait en adéquation avec le récit. Les scènes horrifiques sont prises dans le flot de l’histoire, elles servent le récit plus qu’elles ne l’encadrent, dans un canon propre au film de genre. Je pense à ces films douteux qui ne sont conçus que par et pour leurs éléments horrifiques. Ces films dans lesquels les personnages ne sont que prétextes aux meurtres dont ils seront l’objet ne sont, en général, pas pour moi. The Corridor a d’abord eu ses personnages, puis son scénario, puis une série de passages induits par ce scénario. Du coup, des séquences sont inévitablement des séquences horrifiques, mais elles ne sont pas imputables au reste du film. Elles sont les événements logiques vers lesquels sont tirés les personnages dans la situation qui est la leur. Est-ce que ça en fait un film d’horreur ? Je suppose que oui. Mais cette étiquette ne servira qu’à appâter certains spectateurs, et en décevoir d’autres. D’un côté cette étiquette sera trompeuse pour beaucoup, d’un autre on ne peut pas noyer un film dans une désignation multiple, du genre « il s’agit un drame psychologique avec des éléments d’horreur et de science-fiction ». Ça ne fera que plonger les gens dans la confusion. Le mieux est de laisser les gens le découvrir et en parler à leurs amis à qui ils penseront que le film pourrait plaire.
T : Et quel est votre position dans le paysage cinématographique contemporain ? Vous sentez-vous proche de certains réalisateurs ?
E.K. : Du point de vue de mon emplacement géographique, je me sens résolument loin d’un quelconque « monde du cinéma ». Mais mon expérience avec ce film, en festivals et à travers les opportunités qui sont les nôtres aujourd’hui (discuter avec vous de l’autre bout du globe, par exemple) prouve que j’en suis certainement plus proche que je ne le pense. Reste que les réalisateurs que j’admire ou desquels j’espère secrètement qu’on me rapprochera ne sont pas vraiment des personnes desquelles je pourrais me sentir proche. S’agissant du genre, je pense quand même qu’on est sur le point de connaître une certaine renaissance, avec cette vague de films d’horreur ou de science-fiction très originaux. Comme tout le monde j’ai beaucoup aimé ces films de genre « miniatures » : Moon, Another Earth ou Take Shelter. Mais aussi de plus gros films, District 9 par exemple. Néanmoins il y a encore un gouffre entre ce que je considère comme l’endroit où je me trouve et l’endroit où les réalisateurs de ces films se trouvent. Et si je veux franchir ce gouffre, il faudra que je travaille sacrément dur.
T : The Corridor est sorti au Canada et aux Etats-Unis, qu’en est-il d’autres pays ?
E.K. : On l’a tourné sans qu’aucun distributeur ne soit affilié au projet. On a eu beaucoup de chance d’en trouver sur la route des festivals, sur trois marchés : Canadien (D-Films), Etats-Unien (IFS/Midnight/IFC Films) et international (CinemaVault). Personnellement, je me sens un peu hors du coup à ce niveau-là et je ne suis pas la meilleure personne à qui poser cette question. J’ai entendu parler de ventes au Royaume-Uni, en Allemagne, au Japon et en Amérique du sud. Le film est disponible en DVD au Canada et aux Etats-Unis, sur différents sites de streaming, et qui sait où encore… A en juger par notre page facebook, quelques personnes l’ont vu, un peu partout dans le monde.
T : Aujourd’hui beaucoup de films peinent à trouver le chemin des salles de cinéma. En France, le seul moyen de trouver certains films du monde entier reste le téléchargement illégal ou les festivals.
E.K. : L’industrie est en plein changement. Et les ressources nécessaires pour la sortie d’un film en salles sont inatteignables pour pratiquement tout le monde, hormis un segment limité de l’industrie du film. Personnellement, je me fiche que notre film ne sorte pas dans le monde entier. En tant que père de deux enfants, je regarde des films à la maison et ne vais plus au cinéma tant que ça. Les manières de voir les films changent, les systèmes de distribution doivent changer avec elles. Pour ce qui est du téléchargement, je n’ai pas d’opinion à priori, et je suis content que grâce à ce moyen, les gens puissent voir des films qu’ils ne pourraient pas voir autrement. Après, je suis conscient qu’ils nuisent aussi à l’industrie cinématographique et qu’ils ne lui sont bénéfiques en rien.
T : La chanson d’ouverture du film existait-elle déjà ou a-t-elle été écrite spécialement pour le film ?
E.K. : Les deux chansons, qui ouvrent et ferment le film, sont celles d’un groupe canadien qui s’appelle Great Lake Swimmers. Je suis un fan de ce groupe depuis longtemps. J’y associe immédiatement ces paysages neigeux dont nous parlions tout à l’heure. Je trouve aux paroles une symétrie avec l’histoire du film. J’ai cette musique en tête depuis que j’ai lu le scénario et il s’est trouvé, miraculeusement, que la copine de l’acteur James Gilbert (qui joue Everett) tourne et maintenant enregistre avec eux ! Je ne sais pas si ça a joué, mais en tout cas le groupe a immédiatement accepté qu’on utilise leurs morceaux.
T : Pour finir, avez-vous des projets liés au cinéma ?
E.K. : J’aimerais dire que je suis sur le tournage d’un nouveau film mais non, je suis de retour à la vie normale. Je réalise des pubs pour une maison de production basée à Halifax, en Nouvelle-Ecosse. Je cherche un nouveau projet, j’ai lu certaines choses, mais rien qui m’ait accroché plus que ça. J’ai quelques idées personnelles et aimerais beaucoup retravailler avec Josh même si, après avoir réalisé un très bon court-métrage, Game, qui fait actuellement le tour des festivals, je le soupçonne de vouloir réaliser lui-même son prochain scénario. Maintenant je suis déterminé à refaire un film si je suis certain qu’il pourra surpasser le premier.
T : Merci Evan pour tout le temps que vous nous avez accordé.
E.K. : Merci à vous.