The Stepfather(s) 1987 & 2009
On ne connaît pas vraiment son nom, on ne sait pas qui c’est, mais on connaît certains de ses films, sans être capable de mettre un nom sur leur metteur en scène. L’un d’entre eux est bien connu des amateurs de films de genre, un autre a été diffusé plusieurs fois en prime-time sur TF1, pour la ménagère de quarante ans. Un autre encore n’est que la jaquette d’une VHS qu’on n’aura jamais empruntée au rayon « Action » du vidéo-club de notre enfance.
Joseph Ruben n’a rien d’un cinéaste indépendant, ni même branché, personne ne s’est jamais sali les lèvres en prononçant à son encontre l’infâme terme « culte ». Et même, on trouve dans ses long-métrages des stars des années 80 et 90. Oui, on croise Julia Roberts, Dennis Quaid, Wesley Snipes, Robert Downey Jr., Julianne Moore et même Macaulay Culkin ! Il faut bien l’avouer, Joseph Ruben a été, le plus souvent, un yes-man habitué à (plus ou moins) bien torcher les commandes qui lui auront été faites.
Ses films les plus connus, pour rompre enfin ce suspense intenable, se nomment Les nuits avec mon ennemi, Money Train, The Stepfather, Dreamscape, Le bon fils, Loin du paradis, Mémoire effacée. Tous ne sont pas inoubliables, beaucoup sont intéressants, certains sont excellents. Suffisamment pour qu’on se penche sur ce metteur en scène tristement méconnu, dont on connaît certains films mais jamais celui qui se cache derrière, et qui continue à tourner des films dont tout le monde se fout plus ou moins.
Ce dossier n’a pas valeur d’exhaustivité, et il n’est pas même un petit numéro de Torso destiné au site plutôt qu’à la publication papier. Il est, tout au plus, une série de petits articles qui interrogent quelques-uns de ses long-métrages, et qui élargit son champ d’horizon à des films récents : The Stepfather a, par exemple, généré un remake en 2009. Mais ce film a aussi engendré des images et des thématiques qui hantent encore des cinéastes actuels, sans que jamais mention en soit faite, par la critique ou par les réalisateurs eux-mêmes. Pour l’occasion, Torso se fait justicier et rend à Joseph…
SONDER LA SURFACE
The Stepfather (USA - 1987)
Réalisation : Joseph Ruben
Scénario : Donald E. Westlake
Interprétation : Terry O'Quinn, Jill Schoelen, Shelley Hack |voir le reste du casting
Un stéréotype du cinéma réside en la suggestion, dès la séquence inaugurale, que quelque chose de terrible se cache derrière la façade de l’effarante banalité quotidienne. Tous ces films dont l’action prend place, pour l’essentiel, dans ces suburbs américains, en témoignent. Les travellings qui déroulent une série de maisons identiques et donc toutes propices à l’invasion du mal (Halloween de Carpenter), la musique ténébreuse qui enveloppe la première séquence au lycée de Woodsboro (Scream), le lotissement de forme circulaire évoquant un trou duquel, fatalement, on ne sort pas (Rosewood Lane de Victor Salva) ou encore cette façade blanche qu’un lent travelling essaie de percer à jour dans The Stepfather.
Dans ce dernier film, c’est justement tout le programme esthétique et thématique qui se dévoile dans cette première séquence. La caméra insiste sur cette façade blanche impeccable et glisse dessus à plusieurs reprises (échouant à traverser les murs de la maison, le raccord nous en éloigne et passe le relais au plan suivant qui s’en approche à nouveau, tentant la traversée sous un autre angle).
On arrive finalement dans la maison, plus précisément dans une salle de bain à l’intérieur de laquelle un homme barbu se rase. Les touffes de poils échouent au fond du lavabo, jusqu’au moment où un homme totalement neuf (rasé de près, costume repassé et portant attaché-case) descend les escaliers de cette grande maison pour, on le suppose, se rendre au travail. Un début de journée ordinaire dans la vie de cet Américain ordinaire traversant sa demeure ordinaire. Sauf qu’en traversant l’entrée, on peut voir que le salon aux volets fermés contient plusieurs cadavres (une femme, une fillette) et que ses murs sont maculés de sang.
Notre homme est en fait une sorte de veuve noire masculine, qui fonde sa petite famille parfaite sur les cendres d’une famille décomposée. Ce beau-père en série a cependant un terrible problème : il ne peut s’empêcher se faire exploser son sweet-home en massacrant femme et enfants, lorsque son masque tombe et qu’il a peur qu’on sache la vérité à son sujet (les meurtres s’accumulant, cela ressemble à un cycle sans fin et le masque tombe du propre fait de son porteur).
L’un des aspects les plus fascinants de ce film réside d’ailleurs dans la manière dont est figuré ce masque. D’un point de vue générique, The Stepfather s’amuse à être un slasher dont l’assassin ne porte pas d’autre masque que ce banal visage qui ne se rapporte à aucune identité spécifique, puisque celle-ci change à chaque nouvelle famille[1] (le fameux « wait… who am I here ? »). Si un masque cherche généralement à cacher l’identité d’un personnage[2], il n’y en a pas besoin ici puisque ce visage ne correspond à aucune identité particulière, il ne « masque » rien.
Du coup, il n’est pas question ici d’essayer d’ôter le masque, mais plutôt de le scruter, comme s’il contenait ses secrets en lui-même. La caméra soumet alors au visage le traitement qu’elle infligeait à la grande maison blanche au début du film : elle lui tourne autour, s’en approche tente de le dévoiler. Et le beau-père assassin n’est pas le genre de monstre à éviter la monstration. Il ne se cache pas, il se met même littéralement en scène, en plein soleil, le temps d’une salutation publique à ses nouveaux voisins.
L’amalgame entre la maison et son occupant maléfique se poursuit lorsque l’une et l’autre commencent à exister en une certaine symbiose, à jouer ensemble. La maison offre au beau-père une belle façade lisse à sa nouvelle vie de famille, au même titre que son visage. Et lorsque ce dernier menace de se craqueler lorsque le personnage se sent menacé ou qu’il a fait une erreur, il peut se réfugier dans une cave qui l’accueille et qui épouse à merveille, par ses ténèbres et sa situation géographique par rapport au reste de la maison, sa rage intérieure. Et lorsqu’il croit enfin avoir fondé sa famille, celle dont il rêve maladivement (le beau-père est aussi le symbole de la quête d’un rêve américain construit par avance pour son rêveur), il construit un totem représentant sa maison en miniature au bout d’un long bâton qu’il plante à l’entrée du jardin : à la fois pour marquer son territoire et pour suggérer par le changement de taille de la demeure qu’il la domine désormais. Dans un cas comme dans l’autre, c’est ce totem que sa famille fera tomber d’un coup de hache après avoir réussi à se débarrasser de l’infernal beau-père.
On ne sera pas parvenu à percer le secret de ces façades blanches dans lesquelles les gens persistent à se croire heureux car normaux. On n’aura pas réussi à lire, à travers sa surface, le visage lisse de la folie de l’Américain se rêvant en Dieu domestique. Faute de quoi on aura détruit l’un et tué l’autre ; qu’on n’en parle plus.
THE STEP-MOVIE
The Stepfather (USA - 2009)
Réalisation : Nelson McCormick
Scénario : J.S. Cardone d'après Donald E. Westlake
Interprétation : Penn Badgley, Dylan Walsh, Sela Ward |voir le reste du casting
Le remake du Stepfather, réalisé par un rejeton de la télévision en série, passe à côté de son sujet en arborant le masque de la fidélité, dans le but inavoué (tout comme son personnage principal) de tuer le précédent.
Et il y arrive fort bien : en lieu et place de l’impassible visage du WASP typique (Terry O’Quinn), on trouve ce quarantenaire un peu buriné, et surtout bien trop grimaçant (Dylan Walsh). Si la folie naissait d’un visage neutre dans le premier film, ici le visage hurle les dérèglements de la personnalité qu’il illustre.
La belle-fille et la mère de la version 1987 illustraient, elles, un binôme transparent : le doute juvénile face à un amour qui en a les contours mais n’en est pas un, et le désespoir résigné et aveugle de cette femme d’une quarantaine d’années qui décide de croire que les contours valent pour l’essence. Dans la version 2009, le doute s’incarne non plus dans une jeune fille mais dans un adolescent amoureux (ces longues séquences dignes de Dawson où les tourtereaux discutent avenir sur fond de guimauve FM…), qui refuse de croire en cette image forcée de « nouveau père ». Et qui, finalement, regrette son véritable géniteur, qu’il considérait jusqu’ici (à juste titre) comme un profond salaud. Bien trouble morale…
Et puis, dans cette nouvelle version, le beau-père s’en sort. Bien sûr. Et il recommence alors, éternellement on l’imagine, donnant au film une dimension sérielle et « immorale ». Il est vrai, après tout, que tuer le mal au profit du bien est un concept un peu ringard. Sauf que chez Joseph Ruben – mais Nelson McCormick est sans doute incapable de le comprendre – le beau-père n’incarnait pas le Mal par rapport à un Bien, mais plutôt la gangrène conformiste d’un pays qui cherche encore ses marques. Abattre une figure du conformisme était tellement conformiste, selon McCormick, qu’il fallait faire le contraire. CQFD.
En fait, on aimerait oublier ce triste remake officiel pour lui préférer un officieux (The Woman de Lucky McKee) ou une adaptation libre de sa séquence initiale (Home de Douglas Buck, deuxième segment de Family Portraits).
[1] La première séquence du film est saisissante, pas tant par ce qu’elle montre que par le fait qu’elle se situe au début du film, et qu’il n’y aura donc aucun suspense : cet homme est réellement un monstre, et non simplement l’objet de la paranoïa d’un personnage qu’il rencontrera ensuite. C’est un rare exemple, dans le cinéma d’horreur moderne, où le Mal préexiste nettement à la psychose.
[2] Ce n’est pas toujours le cas. L’exemple des deux Halloween, réalisés respectivement par John Carpenter et Rob Zombie, crée d’ailleurs une belle antinomie dans leurs deux manières différentes de proposer un cas particulier du masque. Dans le premier, celui-ci suscite un vertige lié à l’absence de véritable visage du Mal. Dans le deuxième, il crée une empathie envers l’âme détruite de Michael, figurée par le masque, ou enfermée derrière).