Passion
Passion (USA – 2013)
Réalisation : Brian De Palma
Scénario : Brian De Palma, d'après Natalie Carter et Alain Corneau
Interprétation : Rachel McAdams, Noomi Rapace, Karoline Herfurth | voir le reste du casting
Dix ans après les flamboyances de Femme fatale, Passion marque le retour de Brian de Palma au thriller obsessionnel, qu’il dresse désormais à un niveau plus opératique que jamais.
Rien, ou pas grand-chose, ne déborde de ce remake du Crime d’amour de Corneau, qui colle solidement au corps d’un trio de femmes tenant le chantage affectif et la soif de succès/reconnaissance pour les uniques composantes de leur petit monde perpétuellement placé sous l’œil de Big Brother. Même si, contrairement à Orwell, la société n’a pas placé de caméras scrutant la population, mais a préféré les lui mettre dans les mains en attendant qu’elle les utilise elle-même à des fins autrement plus perverses. Ainsi, si les caméras enregistrent des actes de manière automatique, ce qui intéresse De Palma est l’usage qui est fait de ces images. On ne scrute plus les situations sous tous les angles pour en percer les mystères, on préfère désormais faire jaillir du mystère en fixant la bonne image devant la bonne rétine.
Les images enregistrées (caméras de surveillance, captations de spectacles, sex-tapes tombant dans de mauvaises mains) servent alors de vecteur structurel, mécanique, tandis que les regards physiques servent les affects. Le personnage de Christine (Rachel McAdams) orchestre son machiavélisme grâce à des images diverses (le clip tourné par sa rivale, une image de vidéo-surveillance utilisée pour l’humilier…) mais nourrit sa satisfaction à travers des images directes (elle cherche à tout prix à percevoir de l’amour dans le regard des personnes qui l’entourent, elle cherche son propre reflet dès que son regard croise celui d’un autre…). Et c’est sur ce dernier point que Passion déploie certaines de ses plus belles idées. Christine, poupée de porcelaine aux lèvres vermeille, embrasse sa rivale Isabelle (Noomi Rapace), jeune brunette sophistiquée mais beaucoup plus discrète. Ce baiser ne suffit pas, Christine cherche moins un instant de grâce amoureuse que la preuve, sur l’autre, de cette affection. Ainsi, elle met du stick sur les lèvres d’Isabelle, le rouge sur la bouche de l’une ayant volontairement migré sur celle de l’autre. Alors qu’elle couche avec un petit ami qu’elle partage en fait avec Isabelle, Christine fait mettre à son amant un masque qui la représente sommairement. Ce masque sera celui utilisé plus tard par son tueur, comme une vengeance narcissique du reflet sur son possesseur. Mais là encore, une très belle idée émerge lors de la découverte par Isabelle du masque de Christine. Elle comprend (avant nous) que le masque représente sa propriétaire. La séquence d’après montre, dans un contexte quotidien, une Christine métamorphosée, ressemblant effectivement, pour la première fois dans le film, à son masque.
Un grand nombre d’idées de ce genre peuple Passion et en fait un film du déplacement, à la fois symbolique et terriblement concret. Les écharpes changent de propriétaire ou de lieu, les idées circulent de manière interchangeable entre les deux rivales, les morts reviennent à la vie, les téléphones sonnent dans les murs sans que personne n’appelle (mise à part une certaine culpabilité hurlante à la Edgar Poe), les fleurs déposées devant une porte d’entrée marquent en même temps un témoignage de sympathie et une funeste pose de chrysanthèmes sur la tombe que constitue l’appartement dans lequel un meurtre est en train de survenir. Et, de manière plus frappante encore, les images se désolidarisent du regard censé les porter au moment de la séquence de meurtre centrale, (forcément) en split-screen : le spectacle de danse continue, pendant que l’on assassine Christine. Au centre, le regard d’Isabelle délocalisé, à qui De Palma offre lui-même un alibi, comme il nous mentait tout au long de la première séquence de Femme fatale, avec son flash-back d’un événement qui n’a pas eu lieu.
Dans sa forme, Passion surprend régulièrement par une esthétique de papier glacé mêlée à d’intenses fantaisies expressionnistes (jeux incroyables sur les lignes et les angles, d’objets, de décors ou d’ombres) auxquelles s’ajoutent une exploration fétichiste du cinéma de De Palma (le double féminin, le meurtre au couteau, la mort surgissant ou se terrant dans un ascenseur, etc.) et une citation littérale d’un plan du Ténèbres d’Argento. Après Coppola, Friedkin et Scorsese (hum, non, pas Scorsese) c’est au tour de De Palma de nous faire remarquer l’affolante santé et la vivifiante jeunesse de certains vétérans du Nouvel Hollywood.