La Bouche de Jean-Pierre
Il y a du mouvement dans l'édition DVD en France puisqu'après la naissance des désormais essentiels The Ecstasy of Films (deux titres déjà parus: La lame infernale de Damiano Damiani et La guerre des gangs de Lucio Fulci, en attendant un troisième qui serait bien en peine de nous laisser insensibles puisqu'il s'agit de... Torso, de Sergio Martino) débarquent les nouveaux venus Badlands, qui ont la bonne idée de sortir un film peu visible depuis sa sortie (technique) en 1997 : La bouche de Jean-Pierre, moyen-métrage de Lucile Hadzihalilovic assistée par son compagnon Gaspar Noé, lesquels tournaient en même temps, ensemble là encore, Seul contre tous.
Le film nous raconte l'histoire de Mimi, fillette qui débarque chez sa tante après la tentative de suicide de sa mère. Elle va découvrir la sexualité et de manière plus générale un rapport à l'autre inédit, à travers une série de rencontres, dont la plus marquante sera celle avec le récent petit ami de sa tante, qui s'intéressera à elle d'un peu trop près.
Quelques huit ans plus tard, la réalisatrice signera Innocence, et la redécouverte de La bouche de Jean-Pierre renvoie instantanément à plusieurs similitudes : dans l'un comme dans l'autre, Lucile Hadzihalilovic scrute l'éveil de la sexualité et d'un rapport au monde présenté comme un conte de fées naturaliste matiné de giallo où les épreuves émotionnelles de l'existence font office de meurtres à l'arme blanche. Ce mélange de crudité et d'esthétisme provoque ici, bien plus que chez Gaspar Noé mais malheureusement beaucoup moins que dans Innocence, de petites fulgurances poético-morbides : le décor à la fois tristounet et exotique de l'appartement, la rencontre (très giallesque) avec un groupe d'adolescents fumant et jouant de la guitare à la fois fascinant pour la fillette et tristement macho (les paroles de la chanson)... Du giallo, le film récupère aussi un recours récurrent au gros plan de parties du corps répété plusieurs fois comme un motif obsédant, l'utilisation du scope dans des endroits étriqués qui font parfois ressembler l'appartement de la tante de Mimi à des décors de L'étrange vice de Mrs. Wardh de Sergio Martino, l'exaltation des sons qui peuplent les lieux (les néons, la goutte d'eau)...
Si La bouche de Jean-Pierre frappe par sa singularité et son désir évident de provoquer une série de sentiments contradictoires exprimant de manière sourde la découverte juvénile d'impressions et d'idées nouvelles (ce qu'Innocence accomplit de manière autrement spectaculaire), il déçoit aussi par la rugosité de son propos et la maladresse de formulation de ses idées. Ainsi, les tics récurrents de Gaspar Noé consistant à écraser le spectateur d'un panneau de texte accompagné d'un son fracassant passent extrêmement mal. De même que l'utilisation des dialogues, dont la rareté en soi est une bonne idée, mais qui ne servent au final qu'une succession de sentences tour à tour racistes, homophobes etc. Ainsi, la bouche de Jean-Pierre est d'abord un réservoir ne débitant rien d'autre que de petites phrases haineuses qui ne sont jamais rien d'autre que des clichés xénophobes. Ce systématisme met forcément à mal les volontés de finesse et de suggestion de la mise en scène. Pire encore, certains parti-pris (les mêmes que chez Gaspar Noé, et tout aussi gênants) posent problème : sans tirer sur l'ambulance en remettant sur le tapis la question de la complaisance et de l'impossibilité éthique de traiter certains sujets, on comprend mal ce que veut nous dire Hadzihalilovic sur le voyeurisme et la question de la culpabilité. Le plan fixe nous montrant les attouchements de Jean-Pierre sur Mimi est évidemment vecteur de malaise. Traitement qu'on peut difficilement remettre en cause puisque la situation représentée est, en soi, malaisante. En revanche, ce plan fixe (de l'aveu même d'Hadzihalilovic et de Noé dans les compléments du disque) sert une volonté de placer le spectateur en position de témoin impuissant (ce sera également le cas, de manière décuplée, dans Irréversible). Mais que nous dit-on sur le voyeurisme ? Rien. Aucune question n'est posée, le spectateur n'a pas d'autre choix que d'être taxé, sans qu'on lui laisse l'opportunité de ne pas l'être, de voyeur. Torso, grand film sur le voyeurisme, projettait notre regard dans celui du tueur, en représentant littéralement les moments où celui-ci peut se déplacer et devenir assassin, pulsionnel. Ici, la scène n'est pas érotisée, la question n'est pas morale. Le regard insistant ne sert même pas la volonté de dresser un constat (du type: "ouvrez les yeux, ce genre de choses existe") mais insiste bien, par la largeur du plan et par sa durée, sur notre présence problématique, en tant que spectateur, en ces lieux.
Une autre idée, qui aurait pu être passionnante mais s'avère très maladroite, réside dans un enchaînement de deux plans qui se répondent, en sourdine. Mimi joue avec une poupée appartenant à sa tante, lui parle, et finit par soulever la jupe de l'objet pour voir ce qui se cache dessous. Une main menaçante se pose sur son épaule en amorce du plan (marque de culpabilité), et l'on découvre sa tante, qui lui interdit de toucher à ses affaires. De retour dans sa chambre, Mimi monte sur son lit pour jouer avec ses propres poupées et de manière fugace, sa jupe se soulève et nous voyons sa culotte. Comme si Mimi était devenue notre poupée, dont nous serions honteux d'avoir soulevé la jupe. Là encore, le passage opéré entre l'innocence et la découverte par Mimi de sa propre sexualité à travers la poupée passe par notre regard, puisque nous répondons au désir nouveau de Mimi d'être observée comme elle vient d'observer la poupée. Ce qui passe mal avec le parallèle dressé avec Jean-Pierre sur la pédophlilie. Pourquoi placer notre regard dans une sphère de perversité déjà occupée par Jean-Pierre ? Là encore cette entreprise de cupabilisation ne sert rien d'autre qu'elle même, ne pose aucune question, et nous fustige par essence (à la manière moraliste du Michael Haneke de Benny's Video ou Funny Games). Dans le film, cette idée apparaît davantage comme une maladresse que comme un véritable discours sur la culpabilité intrinsèque de notre regard, mais dérange forcément. Du coup, l'ensemble du film devient instable, pas totalement certain de ce qu'il cherche à raconter, ce que ne rattrapent jamais tout à fait quelques jolies idées de mise en scène. Rétrospectivement, on sait que Lucile Hadzihalilovic trouvera plus tard un meilleur écrin à ses obsessions et à ce qu'elle cherche à exprimer avec Innocence. On espère une suite rapidement.
Pour ce qui est du DVD, Badlands a clairement mis les petits plats dans les grands puisqu'au film remasterisé s'ajoutent de solides compléments: le court-métrage de la réalisatrice Good Boys Wear Condoms, le scénario intégral de La bouche de Jean-Pierre, et deux modules d'entretiens conséquents, l'un interrogeant l'équipe du film, l'autre ses ardents défenseurs dans le petit milieu du cinéma. Dans ce dernier, les éditeurs sont allés chercher pas mal de monde: des critiques (Christophe Lemaire) et surtout des réalisateurs (Fabrice du Welz, Nicolas Boukhrief, Christophe Gans, et même Douglas Buck) qui proposent quelques commentaires et analyses du film, de son esthétique ou du contexte dans lequel il a été tourné. Chapeau, et vivement la suite.