Ugly (Inde – 2013)

Réalisation/Scénario :

Après le succès du diptyque mafieux Gangs of Wasseypur, le jeune cinéaste Anurag Kashyap continue le renouvellement d’un cinéma indien en pleine mutation, s’éloignant toujours plus des clichés chantants et romantiques auxquels Bollywood avait habitué les spectateurs occidentaux. L’Inde présentée dans Ugly, un film qui porte bien son nom, se situe très loin des décors de carton-pâte des superproductions locales et s’ancre dans une réalité tout ce qu’il y a de plus sordide. Loin des palais habités par les privilégiés, Kashyap nous plonge dans un univers urbain peuplé de petites gens : mendiants et trafiquants, policiers véreux et aspirants comédiens. Renouant avec le genre littéraire et cinématographique du Mumbai Noir – variation sur le roman noir ayant pour théâtre la mégalopole autrefois appelée Bombay – Ugly est un film sans concession, d’une noirceur telle qu’elle en devient parfois excessive de désespoir, et qui offre une vision terriblement amère du pays continent. Le film semble ainsi se poser comme un constat effroyable d’une société brutale et cruelle, où l’individu disparaît dans la masse et où les enfants, premières victimes, sont des proies sans défenses.

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Rahul (Rahul Bhat) est un jeune homme divorcé qui passe audition sur audition sans réussir à percer dans le milieu très compétitif du cinéma de Mumbai. Ce jour-là, il a la garde de sa petite fille et roule en voiture à ses cotés lorsqu’il reçoit un coup de téléphone de son agent, lui enjoignant de venir chercher un texte chez ses parents en vue d’une future opportunité d’emploi. Rahul se gare dans une rue bondée et monte dans l’immeuble en question. Son ami et agent Gupta (Abir Goswani, tragiquement décédé le 31 mai dernier à l’âge de 36 ans) arrive quelques minutes après lui et demande où se trouve la petite : selon lui, elle n’est plus dans la voiture. En effet, lorsque les deux hommes redescendent en précipitation, l’enfant a disparu. Commence alors une enquête aux multiples rebondissements qui va voir le père se heurter à la passivité et l’incompétence de la police, qui le prend rapidement comme principal suspect, avant de se mettre à douter de chaque personne de son entourage. Pour ne rien simplifier, le nouveau mari de la mère de sa fille n’est autre qu’un chef de la police violent et revanchard, et qui va tout faire pour prouver la culpabilité de son ancien concurrent en amour. Cette enquête qui piétine va mener la caméra du cinéaste dans les bas-fonds d’un Mumbai tentaculaire et inquiétant, peuplé de figures ambiguës.

À travers cette recherche désespérée, Kashyap nous donne à voir l’Inde d’aujourd’hui dans toute sa brutalité sociale et rompt radicalement avec l’image folklorique du pays en rappelant que cette nation s’est avant tout construit sur une partition d’une violence inouïe et l’héritage de traditions en contradiction profonde avec les droits de l’Homme. Une société gangrenée par l’envie et la violence, dont l’actualité se fait tristement l’écho. Au détour d’un scénario aux couches multiples, le jeune cinéaste nous rappelle les atrocités qui perdurent sous le verni de la modernité galopante. Ainsi, lorsque le signalement de la petite est envoyé en priorité à travers le pays, c’est les cadavres de multiples enfants qui ressurgissent aux quatre coins de l’Inde en l’espace de quelques heures. De même, quand le capitaine de police cherche des informations, il convoque immédiatement un groupe d’hommes connus de ses services et qui ont tous un passé d’enlèvement et de trafic d’enfant, un crime odieux très répandu dans cette région du monde.

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Mais ce qui frappe aussi, c’est l’indifférence des adultes quant au sort réservé à la petite fille. Chacun d’entre eux est tellement débordant d’égoïsme et de médiocrité qu’ils font tous systématiquement passer leurs propres intérêts avant la recherche de l’enfant et deviennent ainsi criminels par leur passivité, voire par entrave au bon déroulement de l’enquête. Ugly, c’est le sacrifice immonde d’une enfant innocente sur l’autel de la vénalité et la luxure, et plus l’histoire avance, plus on réalise à quel point il n’y a aucun espoir à retirer du moindre des personnages, quel que soit leur sexe ou leur origine sociale. Et le film de se terminer sur un plan radical qui enfonce profondément le dernier clou du cercueil de ce petit groupe dégénéré, censé représenté un pays en pleine dérive morale. Absorbé par une modernité qui encourage un individualisme forcené, chaque personnage semble éprouver une fascination aveugle pour la célébrité et ses supposés à cotés, richesses et plaisirs charnels, cette avidité se traduisant par des manipulations cruelles et l’obsession d’une technologie omniprésente utilisée sans le moindre discernement.

Si le contenu du long-métrage est définitivement riche de significations, on peut reprocher à Anurag Kashyap un excès formel qui plombe son récit et pousse le spectateur à se distancier d’une histoire qui aurait gagné à être racontée dans un style plus sobre. Déjà, le film souffre d’une longueur pesante et il n’aurait pas été une mauvaise idée de supprimer un bon quart des 128 minutes du métrage, et par la même occasion quelques rebondissements superflus qui transforment finalement Ugly en un film aux multiples twists qui desservent son propos. Trop de noirceur et pas assez d’ambiguïté créent un sentiment déprimant de désespoir absolu qui aurait gagné à être balancé par quelques touches d’humanité survivante. Mais dans Ugly, noir c’est noir, quitte à épuiser le spectateur. Il semble également que Kashyap soit encore grisé par le succès de son précédent diptyque, dont la stylisation à outrance s’inscrivait dans la droite lignée des films de gangsters occidentaux. En ne rompant pas avec ses effets de mise en scène, ce cinéaste doué commet l’erreur narcissique de se regarder filmer, une facilité regrettable qui trouve son apothéose dans la scène d’arrestation du beau-frère du policier. On retrouve dans cette stylisation des scènes d’action une volonté de plaire au public occidental et de se rapprocher des thrillers coréens qui s’exportent par chez nous (Park Chan-wook et Na Hong-jin en tête de gondole). Ces effets maniéristes débouchent tout de même sur de belles séquences, comme la scène de boîte de nuit dans laquelle s’enchaînent des plans virtuoses au service du récit, le tout sur une bande son hypnotique réutilisant le tonitruant morceau électronique Belispeak du groupe canadien Purity Ring, créant ainsi un décalage culturel surprenant. On peut donc espérer que le cinéaste parviendra dans l’avenir à une plus grande maîtrise de ses effets, plus de sobriété tant visuelle que narrative aurait semble-t-il permis à son film d’atteindre un niveau supérieur d’aboutissement.

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Au final, le sentiment laissé par Ugly est partagé. On sort de la salle avec une impression de lassitude et de trop plein. Reste que le contenu du film perturbe et interroge, et Anurag Kashyap semble prêt à prendre de nombreux risques pour dénoncer l’érosion des valeurs de son pays, en rupture totale avec l’esthétique cinématographique polie à laquelle Bollywood à habitué les occidentaux (en général peu renseignés sur un cinéma indien pourtant riche d’une longue et complexe histoire). Projet de longue date du cinéaste, le long-métrage a finalement pu être financé grâce au succès international de Gangs of Wasseypur et le soutien de personnalités majeures du cinéma indien comme Girish Kulkarni (qui joue Jadhav, l’agent de police corrompu). On est curieux de connaître l’accueil que le public Indien lui réservera. Mais c’est de son succès international que dépendra surtout la suite de la carrière de l’un des cinéastes indiens les plus originaux et radicaux du moment.

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