Magic Magic
Magic Magic (Chili – 2013)
Réalisation/Scénario : Sebastián Silva
Interprétation : Juno Temple, Michael Cera, Emily Browning | voir le reste du casting
Une question traverse Magic Magic de part en part, et en appelle d’autres : le monde précède-t-il la perception que j’en ai ? Qu’est-ce qui vient de moi, et que dois-je au contraire imputer aux autres ? L’état dans lequel je me trouve est-il dû à l’environnement ou est-il un état fondamental vierge de tout rapport aux choses ? C’est la terrible expérience que vivra Alicia, jeune californienne d’emblée introvertie et mal à l’aise, alors qu’elle rejoint au Chili le groupe d’amis de sa cousine Sarah, en vacances. Son caractère et son malaise rendent impossible toute intégration à un groupe qui se montre circonspect et désagréable. La cohabitation se passera extrêmement mal, d’autant que Sarah s’échappe sans crier gare en prétextant un passage obligé à sa fac, et laisse Alicia seule avec les autres. Cette dernière se montrera de plus en plus paranoïaque.
Toute la subtilité du film réside dans son refus de prendre ce postulat comme terrain de jeu d’un thriller paranoïaque où toute l’intrigue serait articulée autour de la justification ou non de cette paranoïa. Plutôt que d’inséminer le film d’un doute permanent lié à une quelconque culpabilité ou au caractère directement menaçant du groupe qui accueille Alicia, Silva préfère partir d’une situation minuscule pour la revêtir d’une démence cosmique. Dès que la jeune femme entre dans la voiture des amis de Sarah, elle commet de petites « fautes » sociales qui l’excluent instantanément de la dynamique du groupe. Elle met au hasard un disque qui ne plaît pas à tout le monde, bloque le lecteur CD malgré elle… Ces micro-événements dérisoires qui placent Alicia en porte-à-faux avec l’harmonie prétendue du groupe agissent sur elle comme un coup de massue, dont les effets ne s’atténuent pas avec le temps mais s’amplifient et enrobent le monde. Le trajet sera rythmé par l’entêtante musique chilienne, puis par les petits aboiements stridents d’un chiot malade ramassé au bord de la route. Ce dernier sera négligemment abandonné par le groupe, ce qui constituera le premier traumatisme cathartique de ce voyage pour l’autre indésirable de la voiture dont il sera moins facile de se débarrasser.
Mis à part l’épisode du chiot qui comptera à la fois comme épreuve cathartique et comme preuve de la cruauté de ses hôtes, les animaux sont un peu partout dans Magic Magic. Le film commence d’ailleurs par une série de plans montrant les paysages du film désertés des personnages qui ne vont pas tarder à l’investir, et de la faune qu’ils vont y croiser. Des plans étrangement esthétisés de chevaux dans la nature, comme autant d’êtres tranquilles et beaux parce que leur présence ici est normale, qu’ils appartiennent à cet endroit. Tout le contraire d’Alicia, non désirée (par le groupe) et déportée (de son pays natal). On comprend sa fuite, plus tard dans le film, lorsqu’elle tente de s’approcher des bêtes et que leur regard de plomb lui paraît hostile. Eux non plus ne veulent pas d’elle ici, elle est fondamentalement déplacée, de trop. C’est peut-être ce qui la détruit dans la mort de cet oiseau vert qu’elle dresse comme un totem jusqu’à en conserver honteusement la photo sous son oreiller : lui n’était pas de trop, il n’avait pas à être fusillé. Si lui mérite de se faire abattre par un coup de fusil négligent, il y a peu de chances qu’elle-même, qui n’a rien à faire ici, échappe à un sort équivalent.
Le rapport au monde d’Alicia est, de toute évidence, fondé sur le miroir terrible que les choses qui l’entourent lui renvoient d’elle-même. Les regards sont hostiles, ce qui la pousse à se comporter de manière empruntée. Mais en même temps, les regards sont circonspects parce qu’elle se comporte de manière empruntée. Une très belle séquence rend particulièrement le défaut d’appréciation de l’environnement que provoque un malaise qui confine à la paranoïa. Alicia lit un livre sur le canapé du salon, qui jouxte un second canapé sur lequel travaille Barbara, la membre du groupe qui se montre la plus directement hostile à Alicia. Le plan focalise sur le visage de la jeune américaine, tandis que celui de l’autre fille est laissé dans le flou. Pour autant, il n’en scrute pas moins la première. De longues secondes durant, Alicia ne cillera pas quand bien même Barbara ne détache pas son regard d’elle. Lorsqu’enfin elle parvient à tourner la tête dans sa direction, elle se rend compte que Barbara a le nez plongé dans son cahier, qu’elle ne scrute pas du tout Alicia. Cette dernière, estomaquée, reste immobile. Ce qui provoque immanquablement le regard de Barbara, pour qui désormais c’est Alicia le scrutateur.
La logique du rêve règne également sur la tornade émotionnelle dans laquelle se trouve Alicia. Le jour, elle marche dans la forêt et est émue par la mort d’un bel oiseau vert, abattu par Brink. Pendant que Brink et Agustín jouent au tennis en rollers, elle est prise de sympathie pour un chien qu’elle caresse, puis s’épouvante lorsqu’il s’excite sur sa jambe, devenant soudain pour elle un brutal prédateur sexuel. La nuit, Brink est déguisé et marche à quatre pattes en aboyant, avant de se jeter sur Alicia, horrifiée. La situation apparaît comme une transformation onirique de sa journée puisqu’on y retrouve la peur du prédateur sexuel déguisé en chien, en même temps que la dimension du jeu (que pratiquaient les deux amis dans la journée). Pourtant il ne s’agit pas d’un rêve, tout arrive réellement.
Ce basculement de la réalité dans une autre est aussi alimenté par le refus de Sebastian Silva de verser dans l’écueil du film « subjectif » à la Polanski. Soucieux de ne pas figer Alicia dans les méandres d’une maladie mentale, il parsème le film d’indices de motifs réels à la terreur de la jeune femme. S’il est vrai qu’elle glisse progressivement dans la folie la plus totale, le monde lui en donne tout de même des motifs. A commencer par le personnage de Brink, loin d’être particulièrement sain d’esprit. L’un des enjeux du film est ainsi la relation qu’Alicia entretient avec Brink, cauchemar d’incertitude émotionnelle et de cruauté ordinaire sous le masque distordu de la romance. Lorsqu’à table, sans qu’ils se connaissent véritablement, Barbara demande à Brink à combien il coterait son affection pour Alicia sur 10, il répond « 6,4… 6,5 ». Puis il rit et surenchérit « no, 10, 11, the most ! », sans qu’on puisse décider quelle partie de sa réponse est la plus honnête. Alicia, prompte à la disparition, choisit pour lui : « 6,5’s fine for me ». Plus tard, Alicia est assise sur le canapé et Brink marche dans le salon, effleurant de la main toutes les surfaces qu’il croise (habitude bizarrement comique qu’il conserve pendant tout le film et qui alimente un doute quant à son orientation sexuelle). Alors qu’il effleure le dossier du canapé et, chemin faisant, les cheveux d’Alicia, ses ongles grattent le tissu et provoquent un contrepoint désagréable à la douceur du geste. Et toute leur relation est fondée sur des incertitudes, des ratés. Jusqu’à une tentative de relation sexuelle confinant au malaise désespéré.
Le film est rempli de glissements paranoïaques de ce genre, qui deviennent progressivement projections fantasmatiques et hallucinations. La séquence d’hypnose est incroyable à ce titre, puisqu’elle joue sur l’incertitude fondamentale du comportement d’Alicia : est-elle vraiment hypnotisée ? Joue-t-elle la comédie ? A-t-elle une propension fondamentale au détachement de soi qui finalement ferait de l’hypnose un déclencheur parmi d’autres ? Le film ne répondra jamais, pas plus qu’il ne se servira de l’hypnose comme McGuffin fantastique. Alicia est de toute manière tiraillée entre ce qu’elle ressent, ce qu’elle a envie de faire ou de dire, et ce qu’elle pense qu’on attend d’elle. Elle réagit à la séance d’hypnose « sérieuse » d’une manière similaire au moment où on lui montre un gadget d’illusion d’optique sur YouTube. Il est d’ailleurs totalement significatif qu’alors qu’elle est hypnotisée, elle répond à l’affirmative à tout ce qu’on lui demande, du plus futile au plus dangereux. Mais n’est-ce pas son comportement tout au long du film ? Jusqu’au point de rupture sublime où même poussée par tout le monde, elle ne parvient pas à sauter de la falaise dans une eau jonchée de rochers. Cette séquence éprouvante est le nœud du film dans la mesure où elle contient la limite d’acceptation d’Alicia, le moment terrible où malgré toute la bonne volonté du monde, elle ne parviendra pas à se plier à ce qu’on attend d’elle. Ce saut raté est symbolique de son impossibilité fondamentale à se mêler au monde. Tout le monde a sauté avant elle, dans une mise en scène très délimitée : un saut, un plongeon baptismal dans l’eau. Elle, n’en est pas capable.
Insidieuse, l’horreur du film se construit autour des blocages cosmiques d’Alicia et utilise les ressors du cauchemar et de l’hallucination pour illustrer la descente aux enfers de la jeune femme. Sebastian Silva utilise à merveille le flou, les changements de lumière impressionnants au sein d’un même plan ou les oscillations d’éclairage plus subtiles mais non moins « fantastiques » (Christopher Doyle signe la photo), le sourire nerveux de Michael Cera comme moteur de fissuration psychique (ses rictus hallucinés évoquent par moments Inland Empire de Lynch) etc., qui marquent la volonté de Magic Magic de proposer un cinéma d’horreur novateur et puissant, au même titre que le récent Bellflower d’Evan Glodell. On ne peut qu’espérer que ces témoignages vigoureux d’une volonté de surprendre et d’innover en inspireront d’autres.