Bad Film
Bad Film (Japon – 1996-2012)
Réalisation/Scénario : SONO Sion
Et voilà le mythique film inachevé de SONO Sion qui ressurgit aujourd’hui enfin fini, forçant un parallèle de circonstance avec son dernier effort, Why Don’t You Play In Hell ?. Ce dernier, sur lequel on reviendra de toute façon, semble rétroactivement boucler une boucle initiée avec ce Bad Film, les deux films ayant nombre de points communs. La célébration d’une révolution caméra au poing, une nette préférence pour l’agitation artistique plutôt que pour une prise de parti pour un système préétabli, et une énergie telle que chaque image semble hurler « live fast, die young ». De toute façon, découvrir Bad Film aujourd’hui est assez troublant puisqu’il constitue peut-être la première pierre totalement emblématique de ce qu’était et ce que deviendrait son cinéma. Si l’on reconnaît aujourd’hui, par exemple dans Himizu (2011), le cinéaste de Bicycle Sighs (1990), Bad Film est sans doute le long-métrage de son auteur qui enclenchera véritablement la multitude des obsessions thématiques et esthétiques de la suite de son œuvre. Précurseur de ses films guérilla à venir (Hazard, Into A Dream en 2005), il anticipe son attrait pour le format long et la structure éclatée (Love Exposure, 2008), pour le verbe et l’incantation (Guilty of Romance, 2011), la voix off (Noriko’s Dinner Table, 2005) et contient déjà une foule de thématiques qu’il ne cessera de travailler par la suite : le refus brutal du conformisme et l’éveil sans cesse renouvelé face à cette position, la quête d’un amour inconditionnel qui ne saurait s’épanouir au milieu du monde mais lui préfèrera toujours la périphérie, les formes de sexualité marginales, les floraisons poétiques poussant au beau milieu du carnage, etc.
En soi, Bad Film est déjà un objet singulier. Film de groupe tourné à l’aide de mini caméras et de caméscopes par et avec l’ensemble du collectif Tokyo GAGAGA, il raconte une guerre des gangs mouvementée et absurde entre Chinois et Japonais (au départ, tout du moins) en plein centre de Tokyo. Au désordre urbain correspond forcément un filmage nerveux, sur le vif, sans aucune lumière additionnelle, et un montage téléscopé qui renonce d’emblée à une structure narrative classique. Le rythme est syncopé lui aussi, passant d’une énergie typique du film de gangs à une langueur suspendue le temps d’une rencontre dans la rue ou d’un flirt à l’écart du monde.
La première moitié du film rayonne d’une belle idée (qui explique peut-être son titre) : mettre une caméra au poing de plusieurs membres du groupe, pour utiliser des plans issus de toutes ces caméras. Ce qui crée un véritable film-foule, d’une vivacité incroyable dans certaines séquences. Ce procédé permet également, puisque souvent des caméras sont visibles dans le champ, de briser la transparence du film et de basculer du côté du groupe en train de faire un film. A mi-parcours, le récit nous précise, comme un prétexte, une mauvaise excuse ricanante, que le film est organisé par le chef du gang de japonais, ce qui explique la présence de toutes ces caméras et fait basculer soudainement ce qu’on vient de voir dans un cadre presque propagandiste. On ne verra plus de caméras par la suite, comme si le film cherchait, par la fiction, comme par extraction d’un carcan, à gagner sa liberté. Néanmoins, la lourde présence du dispositif filmique dans la première moitié du film génère des scènes incroyables. Notamment ces séquences de rue dans lesquelles les gangs s’interpellent ou se battent, bloquant la circulation sur de grandes artères tokyoïtes et haranguant les passants. Puisqu’on voit le film en train de se faire, on quitte la fiction (guerre des gangs) pour percer la réalité (un groupe extrêmement nombreux joue une guerre des gangs et provoque surtout, dans les faits, un bordel monstre dans la capitale). Ainsi, cette guerre est dévaluée (discours) au profit du jeu (happening urbain), ce qui s’inscrit totalement dans la continuité des performances Tokyo GAGAGA. Investir une grande ville pour en briser la routine fonctionnelle et préférer la présence et la visibilité au discours et au slogan univoque.
Sur un ordre d’idée similaire, il y a cet incroyable plan de cinq minutes (le time code du caméscope en témoigne, procédé anticipant… Cold Fish, 2010) au long duquel le chef du gang gifle un par un tous ses membres, qui viennent de se battre entre eux. Là encore, la fiction est moins intéressante que son glissement dans le réel puisqu’à la place de la punition, on y voit surtout une sorte d’adoubement du collectif, de rite d’initiation : les gifles sont réelles, certaines assez violentes.
La deuxième partie du film acquiert donc cet espace de liberté en s’affranchissant du poids du dispositif fictionnel pour pénétrer dans la fiction. Le film culmine d’ailleurs sur une très belle idée de fiction démultipliée : les deux jeunes filles amoureuses qui parcourent le film en décalage avec le groupe (il y a une séquence similaire dans Love Exposure, lorsque deux femmes jouent et s’embrassent dans un placard derrière lequel le monde s’agite) cherchent chacune à venger l’autre, pensant toutes deux que l’autre s’est faite tuer. Cette idée affirme nettement un pouvoir sublime et dévastateur de la fiction et du romanesque, qui traversera la plupart de ses films à venir. Découvrir Bad Film en 2013 n’a donc rien de décevant ou d’anachronique, il apparaît sans équivoque comme la première pierre angulaire d’une œuvre protéiforme.