Triangle
Triangle (UK, Australie - 2009)
Réalisation/Scénario : Christopher Smith
Interprétation : Melissa George, Joshua McIvor, Jack Taylor |voir le reste du casting
Christopher Smith est un réalisateur surprenant. Que l'on ait trouvé Creep efficace ou un peu vain, Severance sympathique ou consternant, ou même que l'on ait accepté ou refusé l'entrée dans l'étrange fable historique Black Death, se dégage de son oeuvre une passion globale pour le(s) cinéma(s) de genre et une liberté rafraîchissante.
Sa croyance dans les forces du cinéma apparaît d'ailleurs d'une pureté rare dans Triangle, de loin son meilleur film à ce jour. Chez lui, on ne retrouve aucun signe d'épuisement qui peut gagner le cinéma de genre mondial, qu'on en reconnaisse les symptômes dans une surenchère sadique, dans une pose référentielle outrancière, ou dans la volonté de surprendre à tout prix un spectateur rompu à l'exercice.
La réussite de Triangle vient d’ailleurs peut-être de prime abord de la certitude qu’a Smith de pouvoir encore surprendre avec une histoire de paradoxe temporel. Cette certitude s’accompagne d’un numéro de funambule où le réalisateur anglais parvient à ne jamais tomber ni dans un second degré malvenu, ni dans une extraction pompière d’un genre qu’il prétendrait surplomber. Triangle étonne d’abord par sa simplicité figurale, la limpidité de son récit, et surtout la multiplication des mystères qui suscitent très vite une salve de questions et d’interprétations qui ne nous lâcherons plus jusqu’à la fin.
Jess, jeune mère célibataire au regard fuyant, entreprend une ballade en mère avec une bande d’amis. Une tempête aussi brutale qu’éphémère les renverse, et le groupe se retrouve miraculeusement sauvé par un paquebot qui passait par là. Or, le paquebot est vide, et Jess semble envahie de pressentiments étranges. Jusqu’à ce que, fatalement, la certitude chez nos personnages d’une présence sur le paquebot s’intensifie.
Bien avant l’arrivée sur le paquebot, Smith fait preuve d’une virtuosité et d’une économie de moyens rare pour nous perdre, en quelques minutes, dans un océan alternativement calme et plat à un déluge instantané. La photographie, toute en teinte de bleus et de blancs, accompagnent un cadrage géométrique qui contrastent avec de grand mouvements fluides de caméra. De toute évidence, il y a conflit entre différentes forces, et le centre tellurique semble en être notre chère Jess. Il suffit de la voir bloquer son regard sur une grande quantité de lieux censément vides, d’y lire successivement le pressentiment, la peur, l’impression de souvenir, l’incompréhension… Smith parvient à nous placer dans un état de questionnement identique au moyen d’une très belle gestion du mystère et des signes. Pourquoi nous parle-t-on de Sisyphe ? Qu’y a-t-il au bout de ces couloirs qui font ressembler le bateau à un labyrinthe infini ? Quelle est cette salle de réception où la nourriture semble fraîche, et où les horloges sont arrêtées ? Le film entretient une fascination incroyable et durable grâce à ce genre de petits systèmes d’interprétation perpétuelle, ou d’images débordantes (un théâtre au grand rideau représentant une tempête).
Et Triangle a la brillante idée de ne pas succomber au bestiaire fantastique pour se contenter de croire, comme nous le disions plus haut, aux vertus fantomatiques du cinéma en lui-même. Pas besoin de fantômes effectifs, du coup, pour que la figure qui se déploie devant nous apparaisse comme un bateau fantôme. Pas besoin de sortir de la boucle spatio-temporelle qui se crée dans le film avant que l’on comprenne qu’en tant que boucle, elle avait commencé bien avant, depuis toujours et pour encore longtemps. Le film de Christopher Smith témoigne d’une vision fascinée par le cinéma et par le film en tant que système clos se suffisant à lui-même, trouvant en guise de début et de fin deux points d’accroche d’un univers infini sans qu’il y ait réellement de commencement ou d’achèvement. Il a également l’idée très belle d’intégrer dans cet univers une jeune femme condamnée à être perturbée à jamais par les signes visuels vertigineux qui l’entourent.
Triangle peut ainsi se lire comme une très bonne série B inventive et fascinante, et comme un incroyable cirque fantasque où se mêlent folie, culpabilité, perte des réseaux de signes environnants (tout en ne s’écartant jamais du cinéma de genre, Triangle peut rappeler Le désert rouge d’Antonioni), fascination, et angoisse abyssale de la mort. Tout simplement, il s’impose sans trop de problèmes comme l’un des plus beaux films de ces dernières années.