Freak Orlando (Allemagne – 1981)

Réalisation/Scénario : 

Interprétation :   | voir le reste du casting

 

Vendredi 13 septembre, 19h30, Étrange Festival, quelques individus avisés s'apprêtent à assister à une projection à guichet fermé. Freak Orlando, de l'allemande Ulrike Ottinger, est présenté par un Jello Biafra qui nous briefe quant à son choix de programmation et à ce qui nous attend : découverte de ce film dans un cinéma d'Hambourg lors de sa sortie en 1981, abasourdissement devant de telles images, incompréhension totale. À préciser pour sa défense que le film était en allemand non sous-titré. Des années après, ces images le taraudant toujours, Biafra eu la bonne idée de profiter de l'invitation de l'Étrange Festival pour tenter de remettre la main sur son obscur souvenir. Il nous dit espérer aujourd'hui, grâce aux sous-titres anglais, saisir un peu mieux de quoi il s'agit. Rien n'étant moins sûr.

Et en effet, mise en présence d'une réalisation peu commune. La chemise qu'arborait Biafra, orange bariolée aux relents psychédéliques, était finalement de bon ton (sans être forcément de bon goût). Freak Orlando est une adaptation très libre de l'Orlando de Virginia Woolf. Jeune homme androgyne qui traverse les âges pour un jour se réveiller femme et multiplier les existences, Orlando est un être hors du commun. Ici incarné par une femme (Magdalena Montezuma), ce Freak Orlando ne suit pas la trame narrative du roman. Bobine altérée par le temps oblige, il nous apparaît dans une image rayée et craquelée sous les traits d'un pèlerin, avançant au travers d'un désert de roches pour parvenir à l'orée d'une ville : Freak City.

Nous le retrouvons la séquence suivante en divinité-cyclope vêtue de cuir, assemblant des chaussures à l'aide d'un marteau géant et d'une enclume, lors d'une « animation religieuse » dans un supermarché. Des nains s'affairent autour de la déesse, charrient et examinent les souliers, lorsqu'une sandale de plastique rouge est déclarée défectueuse par une acheteuse. Aussitôt les clients (affublés de vêtements-sac poubelles aussi peu seyants que ridicules) se regroupent pour l'encercler, la mettre au ban à coup de questions assassines (« es-tu vraiment une divinité? » « que fais-tu ici? » « crois-tu au moins aux sacs plastiques? »). Orlando demeure interdite et n'aura d'autre solution que de fuir, accompagnée de ses nains, suivie de la horde de consommateurs dégénérés et de l'employée du supermarché qui semble entretenir un faible pour la créature divine.

Freak Orlando3

S'en suivra une série de scènes traversant les époques et les lieux. Orlando s'y transforme à chaque fois, changeant de sexe, d'apparence et de positionnement. Les autres comédiens se retrouvent aussi dans chaque séquence, endossant des rôles différents mais se correspondant toujours, comme le cours d'un rêve aux incohérences concertées. Figures constantes dans l'inconstance. Ainsi le personnage de l'amoureuse, incarné par Delphine Seyrig, qui ne cessera de croiser le chemin d'Orlando pour réinventer leur amour à chaque rencontre.

Bouleversée par le rejet humain, Orlando devient femme à barbe (il est dit que la barbe pousse aux femmes qui ont souffert sentimentalement), puis un étrange siamois, créature moyenâgeuse à deux têtes digne des tableaux de Jérôme Bosch, une martyre incomprise capturée par une procession d'êtres martiaux aux aspirations nazillonnes (ils attrapent tous les « déviants » qu'ils croisent sur leur route), un jeune homme androgyne au visage à demi recouvert d'un squame et aux faux airs de Boy George, pour finir organisatrice d'un concours de freaks.

Ainsi le pèlerin du début, figure du passage ou de la quête, endosse ces personnalités multiples avec une évolution certaine malgré l'absence de chronologie, ou le fait que d'une séquence à l'autre les personnages semblent oublier ce qui les liait auparavant. Durant la première moitié du film Orlando apparaît constamment en fuite, victimisée, rejetée voire martyrisée. Sa transformation en homme le dote d'un statut de séducteur, il passe de passif à actif, allant jusqu'à commettre un meurtre (malgré lui). Une fanfare lui chantait de ne pas s'appesantir sur ses douleurs passées (« Herr Orlando, Herr Orlando, don't look back at your old shadows »), le voici libéré. La dernière scène du « concours du plus laid » est alors une exaltation de la différence et de la marginalité à laquelle tout le monde participe de bon cœur (même ses anciens oppresseurs s'y essaient dans la chorégraphie punk d'une « Danse des Béquilles »). Orlando y rayonne, vainqueur de ses épreuves.

Finalement nous reverrons cette silhouette de pèlerin repartir au loin, vers un ailleurs inconnu au-delà des collines de roches, après nous avoir conté son existence. Ou plutôt, ses existences.

Freak Orlando4

Avec ce film, Ulrike Ottinger nous offre bien plus qu'une adaptation de l'Orlando du livre. Il s'agit très certainement d'un hommage au Freaks de Tod Browning : sans compter les innombrables nains qui défilent à la pellicule on y côtoie une femme-tronc, différents siamois, des femmes à barbe, un hermaphrodite, des poules à tête de bébés, estropiés et homosexuels en pagaille... La vision en est plus joyeuse que chez Browning, le noir et blanc cède la place aux couleurs du carnaval : les costumes, toujours très cheap, de plastique, sky, pacotille, nous renvoient plutôt au Camp américain. Décors et costumes fantasques confectionnés d'après la volonté de la réalisatrice qui avait à cœur de maîtriser chaque détail de la production de son film (également peintre et sculpteur, Ulrike Ottinger semble être une artiste polyvalente). De l'apparat de bazar, comme peuvent en montrer les frères Kuchar dans leurs court-métrages amateurs (on pensera à Sins of Fleshapoids, par exemple). Cette désignation de l'anormalité au sens large se termine dans la festivité d'un cabaret bon enfant où l'onirisme domine toujours.

La religion y tient une part non négligeable. Religion à la Jodorowsky, où croyance rime avec souffrance. Des défilés de Flagellants moustachus vêtus de casquettes et pantalons de cuir noir sont les nouveaux pénitents au look gay de backroom. Les martyres sont nombreux, à commencer par Orlando elle-même. La messe se fait au supermarché qui organise des célébrations divines. On aura l'occasion d'y rencontrer une crucifiée à barbe nous chanter les malheurs de son existence, robe de plastique blanc et guirlande lumineuse pour parfaire la tenue. Chants lyriques, scansions ténors et soprano le plus dégénéré sur fond de synthé très eighties. Cinq minutes de grâce freak et bon marché.

Freak Orlando5

Cette scène est par ailleurs représentative du rapport au temps que le film entretien. Freak Orlando dure deux heures. Il aurait pu durer moins. La réalisatrice aurait facilement pu raccourcir certaines séquences pour accélérer, calibrer le rythme. Mais c'est en ne craignant pas de prendre le temps que ses propositions gagnent en étrangeté, c'est en fixant si longtemps cette crucifiée à barbe que la situation nous semble de plus en plus dérangeante.

Freak Orlando dure deux heures, où onirisme et extravagance règnent en maîtres, et si l'on accepte de se laisser décontenancer, mener par le bout du nez, alors on ne peut qu'y adhérer. Ne reste plus qu'à espérer que cette projection aux airs de fouille archéologique fasse naitre l'idée d'une réédition en dvd, pour toucher davantage de spectateurs.

Submit to FacebookSubmit to Google PlusSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn

Ajouter un Commentaire


Code de sécurité
Rafraîchir