Lords of Salem
Lords of Salem (USA – 2012)
Scénario/Réalisation : Rob Zombie
Interprétation : Sheri Moon Zombie, Meg Foster, Bruce Davison | voir le reste du casting
Après d’interminables errances dans le domaine du remake insipide, Rob Zombie revient finalement à ses premiers amours filmiques : un cinéma foutraque, inventif et totalement décomplexé. Pour qui avait apprécié la liberté formelle et les délires narratifs de La maison des 1000 morts, ces sorcières de Salem signent le retour d’un cinéaste à la fois furieusement original et fondamentalement respectueux de la tradition dans laquelle il prétend humblement s’inscrire. Certes, cet ovni cinématographique est déroutant et parfois inégal, mais à l’heure où trop de productions horrifiques s’entêtent à réchauffer paresseusement des idées exploitées jusqu’à la sève (Zombie lui-même s’est rendu coupable de deux Halloween vraiment insipides), voir un véritable auteur, inspiré et volontaire, oser se lancer dans un projet aussi personnel et casse-gueule est véritablement agréable et enthousiasmant. Zombie convoque ici d’innombrables références, souvent de façon tout à fait explicite, cependant son hommage n’est jamais trop lourdement appuyé et s’intègre surtout pleinement dans la narration et l’ambiance du film. Une belle preuve qu’il est possible de faire de nombreuses références sans tomber dans le clin d’œil geek lourdingue. Peut-être parce qu’il a d’ores et déjà crée sa propre mythologie, Zombie n’essaye pas de réaliser une œuvre culte par tous les moyens possibles. Au contraire, ce dernier semble s’attacher à son ouvrage avec l’humilité de l’artisan érudit et passionné, sûr de ses goûts et assumant pleinement sa personnalité artistique, ce qui lui permet de mettre en scène un film qui est avant tout une délicate œuvre intimiste.
Le cinéaste offre ainsi un immense hommage à sa compagne de longue date Sheri Moon Zombie, à qui il offre un rôle difficile et touchant. La manière dont il parvient à magnifier sa muse, dans des situations allant de la banalité du quotidien à la plus sordide des descentes aux enfers, est en soit une belle preuve d’amour cinématographique. À l’image de cet hymne déguisé à la dulcinée du cinéaste, il y a dans Lords of Salem de nombreuses couches de lecture à extraire derrière une narration parfois incertaine et cahotante. Hommage direct à un cinéma qui ne saurait se limiter au genre (sont ici cités plus ou moins directement Stanley Kubrick et Ken Russell, deux auteurs ayant pulvérisé les barrières du cinéma dit « de genre »), le film de Rob Zombie est un véritable patchwork d’influences, qui prend pour support un créneau bien particulier afin de raconter une histoire finalement très intime et personnelle. Traitant au passage de nombreux thèmes délicats comme l’amour impossible, l’addiction, la manipulation et même, de façon plus surprenante, la dépression, le cinéaste prouve qu’il a beaucoup de choses à raconter. Et nous rappelle une fois de plus qu’un bon film d’horreur est avant tout une histoire tout ce qu’il y a de plus humaine.
Décidément, les distributeurs français sont frileux en matière de genre. On le savait depuis longtemps, et l’absence de sortie française réservée à Lords of Salem laisse beaucoup de regrets, tant ce maelström visuel et sonore aurait mérité d’être découvert dans les conditions optimales d’une authentique salle obscure. N’ayant bénéficié que d’une sortie limitée sur le territoire américain, le cinquième film de Rob Zombie n’aura donc pas eu plus de chance à l’international, et les spectateurs français devront se contenter de l’édition DVD (qui vient de sortir). Le film a également connu une production quelque peu chaotique, la maladie de l’acteur Richard Lynch (décédé en juin 2012) ayant forcé le réalisateur à adapter son scénario et à sacrifier un long prologue situé au XVIIe siècle (remplacé par une séquence d’introduction et quelque flash-backs épars). Du coup, le film se déroule principalement de nos jours, même si Zombie semble s’être délecté à réinventer la légende des sorcières de Salem, mythe dans lequel il a baigné puisqu’il est lui-même originaire du Connecticut, petit état américain où se situe la ville.
Par ailleurs, force est de constater que depuis le carton de Paranormal Activity, la compagnie Blumhouse Pictures surfe sur une vague de succès et se montre très productive dans le domaine du fantastique. Après Insidious, Dark Skies ou encore le récent The Conjuring, la société fondée par Jason Blum continue d’exploiter un filon plutôt malin : celui du film d’horreur old school, réalisé pour un budget modeste avec un savoir-faire hérité des séries B horrifiques qui fleurissaient dans les années 70 et 80. Une ligne de conduite jusqu’ici plutôt inspirée mais dont les limites risquent de vite se faire sentir (les récents American Nightmare et Insidious : Chapitre 2 semblent confirmer cette hypothèse). C’est donc fort d’un budget d’un peu plus de 2 millions de dollars (tout à fait modeste si on le compare aux 15 millions de Halloween 2) que Zombie s’est lancé dans l’aventure Lords of Salem. Un budget réduit lui offrant paradoxalement une grande liberté créative, et qui n’empêche pas le cinéaste, inventif en diable, de créer un univers riche et complexe. Fidèle à la sensibilité de ses auteurs de référence et à la touche visuelle des films fantastiques de sa jeunesse, Rob Zombie s’est appuyé sur des effets live très réussis. N’en montrant finalement qu’assez peu, il profite cependant de quelques scènes démonstratives pour immortaliser des visions d’horreur baroques qui évoquent autant les délires morbides d’un Clive Barker que la direction artistique surréaliste du regretté Ken Russell.
Autre preuve de la subtilité des références de Zombie : son casting, en grande partie composé d’acteurs cultes du genre, ne tombe jamais dans le rendez-vous happy few ou l’auto-caricature gênante. Au contraire, tous ces acteurs dont nous reconnaissons inévitablement les visages sont choisis avec intelligence. En témoignent un Ken Foree parfait dans un rôle (très secondaire) d’animateur radio tendance blaxploitation, ou encore une Dee Wallace saisissante et pleine de classe en femme fatale du troisième âge. Tandis que Meg Foster campe une Margaret Morgan terrifiante, dont chaque apparition fait froid dans le dos. Les acteurs principaux sont également très justes, que ce soit Bruce Davison en écrivain candide ou le surprenant Jeff Daniel Phillips, qui apporte une humanité inattendue à son personnage ; apparaissant comme un double filmique d’un Rob Zombie qui n’hésite pas à se représenter lui-même comme maladroit et désemparé face à la complexité de la figure féminine. Et c’est bien d’elle qu’il est tout le temps question ici, du début à la fin du long-métrage, cette muse qui démontre qu’elle est bien plus qu’une jolie poupée et n’hésite pas à donner de sa personne. À travers le personnage d’Heidi, Sheri Moon Zombie compose une figure féminine sensible et insaisissable, totalement déroutée par des événements qui la dépassent, la bouleversent et l’emportent.
C’est ici que Zombie déborde le cadre du simple film bis anecdotique pour accéder à un niveau supérieur de signification, en plongeant ses personnages dans un cauchemar bien réel dont l’impalpabilité est symbolisée par le surnaturel qui s’immisce dans la ville de Salem. Des événements incontrôlés, et l’esprit qui s’effondre face à une réalité dont la cruauté reste insaisissable pour de simples humains. Dénudé de ses éléments horrifiques et de ses attributs baroques flamboyants, Lords of Salem pourrait être un drame au sens classique du terme, une tragédie du quotidien dont les dernières images du film – surprenantes et, mine de rien, osées – sont le témoignage. À ce titre, l’une des plus belles scènes du film est peut-être celle ou Whitey (Jeff Daniel Phillips) se rend sur une jetée pour appeler une Heidi devenue inaccessible. Leur dialogue, qui n’exprime plus rien d’autre que son impossibilité, est le véritable drame qui sous-tend le long-métrage. Une malédiction que la menace de sorcières venues des profondeurs de la mémoire explicite de façon originale.
Formellement, Lords of Salem est un véritable festival d’idées, d’images et de sons. En renouant avec l’approche composite du surnaturel qu’il avait très largement délaissé depuis l’excellent La maison des 1000 morts, Rob Zombie retrouve le ton original qui avait transformé son premier essai en explosion surréaliste, se permettant des audaces visuelles et scénaristiques plutôt rares dans un genre devenu souvent trop frileux. On retrouve ici cette ambiance de grande foire macabre, de train fantôme en roue libre, qui faisait la richesse du premier opus, inégal mais hautement attachant, du rocker devenu cinéaste. Rob Zombie ne se contente pas d’être bourré d’idées et d’envies, il expérimente constamment, et semble ne jamais hésiter à aller au bout de ses inspirations. Et force est de constater, à condition d’adhérer au concept (et beaucoup n’adhèrent effectivement pas), que ses effets de mise en scène sont pour la plupart réussis. À l’image de sa créativité foisonnante et anarchique, le film de Zombie est un labyrinthe, dont chaque recoin d’image recèle un détail clé, une référence pertinente ou encore une ouverture vers un hors-champ toujours potentiellement actif. À ce titre, Lords of Salem est aussi un hommage très réussi au cinéma de John Carpenter. Depuis cette mélodie glaciale qui fige les femmes de Salem dans une transe mystérieuse et inquiétante, jusqu’à cette menace ultime jamais réellement explicitée, seulement incarnée par des images défiant toute logique élémentaire, on se retrouve soudainement plongés dans un univers aux codes très proches de celui de l’auteur de L’antre de la folie et du Prince des ténèbres.
L’idée de faire d’Heidi une animatrice radio, loin du gimmick facile, participe de mettre en place un monde dans lequel le son est un élément essentiel, souvent bien plus révélateur que ne peuvent l’être les images. Cela permet également à Zombie de proposer un hommage vibrant à la musique, à travers l’immersion de son personnage principal dans un monde intérieur toujours sonore, que ce soit volontaire (tourne-disque, écouteurs) ou subit (rêves, visions). La bande-son est ainsi d’une richesse incroyablement jouissive, croisant les sonorités synthétiques précitées avec les symphonies impériales de Mozart et Bach, mises en contraste avec deux des morceaux les plus triomphaux du Velvet Underground. Mais l’idée la plus saisissante est peut-être cette étonnante démarche qui voit Heidi écouter régulièrement une leçon préenregistrée de Français, débouchant sur des scènes étranges et inquiétantes : Heidi parlant seule dans la rue, répétant une litanie presque mécanique, ou encore cette même litanie qui semble scander la descente aux enfers de cette dernière. On l’aura compris, le son est ici l’élément clé, monde dans lequel on s’immerge pour, au choix (si tant est qu’on puisse encore parler de choix), se protéger d’une réalité trop cruelle ou au contraire se plonger dans les méandres de nos âmes torturées. Rob Zombie ne semble nous dire que cela : si les yeux sont la fenêtre de l’âme, nos tympans en sont le transistor, branché directement sur les modulations de nos espoirs et nos chagrins.
Dans une séquence saisissante, Heidi entre finalement dans l’appartement menaçant qui jouxte son foyer. Elle pénètre alors dans un espace plongé dans les ténèbres, uniquement éclairé par une croix de néons à la lumière rougeoyante, transformant la pièce en un boudoir dénudé. Une créature surgit dans son dos, apparition qui semble autant une création de son esprit qu’un démon échappé des ombres. Un raccord soudain nous amène alors dans un monde infernal peuplé d’êtres décadents. Plus tard, cette même porte ouvrira sur un corridor magistral, lieu d’une rencontre pour le moins singulière. Comme explicité à mi-chemin du film, les sorcières de Salem utilisent Heidi comme un vecteur pour atteindre le monde des ténèbres. C’est cette dernière qui crée les ouvertures vers cet au-delà (on pense bien évidemment ici à Fulci et sa contamination du réel par le macabre), peut-être même crée-t-elle ce monde de phantasmes morbides. Ces tourments se déverseront sur la réalité, l’imprègneront, s’insinuant entre ses couches tels ces êtres sans visage qui apparaissent entre deux raccords, disparaissent, puis réapparaissent subitement ; brisant ainsi tous les enchaînements raisonnables que le cinéma se plait à nous faire confondre avec la réalité. Tandis que certains s’épuisent à vouloir tourner des films en 48 images par seconde, Rob Zombie semble avoir compris qu’il en suffit de 24 pour créer un monde multiple et protéiforme. Un bel hommage à la créativité et à l’imagination débordante qui permettent de faire naître du néant cette 25e image qui n’appartient qu’à un auteur, un spectateur, un visiteur de passage au pays hautement volatile du cinéma.