Thanatomorphose
Thanatomorphose (Canada – 2012)
Scénario/Réalisation : Éric Falardeau
Le webzine 1Kult et Panic! Cinema se sont associés pour proposer une nouvelle séance « 1klassable » le samedi 23 novembre dernier au Nouveau Latina. Cette fois, c’est l’intrigant Thanatomorphose du Canadien Éric Falardeau qui était projeté aux aficionados ayant bravé le froid parisien. Ce premier long-métrage arrivait précédé d’une réputation sulfureuse acquise au fil de ses passages remarqués dans quelques grandes manifestations dédiées au genre, à commencer bien évidemment par l’incontournable rendez-vous montréalais Fantasia. On était également en droit d’attendre le pire, le film étant présenté par certains comme un « torture porn féministe », une appellation qui ne se justifiera pas vraiment. Si le film est en effet une réflexion autour de la féminité et des rapports entre les sexes, on ne saurait y trouver la complaisance attachée au genre précité, ce qui pour le coup était une franchement bonne surprise. Thanatomorphose est effectivement un film inclassable, qui tend vers l’abstraction à mesure que son personnage principal (interprété par l’étonnante Kayden Rose) se décompose devant l’objectif. Une expérimentation imparfaite qui en rebutera plus d’un, mais propose une réflexion troublante aux spectateurs avertis capables de dépasser l’aspect choquant de la vision du corps en putréfaction. Éric Falardeau a le mérite d’aller au bout de son programme et de ne pas tomber dans le cliché des effets gratuits, préférant faire corps avec son actrice pour mieux filmer la perte de contrôle face à la dimension organique de tout être vivant. Plus qu’un film coup de poing, une véritable plongée vers l’inconnu.
La première chose qui frappe à la vision de Thanatomorphose, c’est la façon dont le réalisateur semble systématiquement refuser d’érotiser les corps. La nudité frontale des personnages n’est plus ici une façon de titiller les sens du spectateur, mais plutôt un état trivial qui n’exprime que sa grande banalité. La jeune femme et son amant arpentent l’appartement dans le plus simple appareil, simplement parce que c’est ce que font la plupart des gens après le sexe, lorsque la tension sexuelle s’est transformée en une simple promiscuité physique dégagée de l’urgence du désir. Les corps sont ainsi immédiatement décrits comme les enveloppes de chaire habitées par les personnages, une matière qui pose leurs propres limites tout en ouvrant diverses possibilités. Ce sont aussi des corps qui sont très perméables au monde qui les entoure, communiquent avec ce dernier par l’échange de fluide, l’ouverture et l’interpénétration. Le premier événement du film, lorsque le jeune homme s’ouvre le pied sur un clou du plancher, résonne alors comme un avertissement : ces corps sont fragiles et les rapports qu’ils entretiennent avec le monde extérieur sont porteurs d’une violence qui menace toujours leur intégrité. On ne sortira d’ailleurs jamais de l’appartement de la jeune femme, un huit clos étouffant qui augmente encore la sensation de replis sur soi-même qui sera physiquement expérimenté par le personnage principal.
Dans le même ordre d’idées, on ne saurait qualifier le film de torture porn dans la mesure où l’agression des chaires n’est jamais filmée de façon à faire ressentir la douleur. Si l’on peut érpouver de l’empathie pour la souffrance physique du personnage principal, l’approche graphique de la mise en scène et des effets spéciaux place plutôt le spectateur dans une position de recul et transforme le film en une expérience presque expérimentale, la narration se délitant à mesure que les tissus se dégradent. Dès le départ et alors que la jeune femme possède encore son intégrité physique, les corps sont systématiquement captés de façon fragmentée, dans des gros plans qui isolent les organes les uns des autres, une mise en scène presque naturaliste qui traitera ensuite de la même manière les chairs en putréfaction, comme autant de parties dissemblables qui vont peu à peu perdre leur homogénéité. La réaction de la jeune femme face à sa décrépitude éclair est par ailleurs remarquablement passive. Plutôt que de sortir chercher de l’aide, elle va tenter de se réapproprier son corps par une approche désespérée de la sexualité, et finalement une agression des corps qui la désirent et se font désirer, qui peut-être la rendent désirable malgré elle et l’abandonnent dès lors que son potentiel sexuel est momentanément épuisé. Le film est dès lors un commentaire désenchanté sur le rapport de force qui s’immisce dans les relations entre les sexes, toute communication semblant impossible en dehors d’une tentative brutale d’obtenir une satisfaction sexuelle égoïste. Ce corps qui se désintègre, Éric Falardeau semble nous dire qu’il exprime un rejet radical de sa propre sexualisation systématique dans un système de relations sociales qui le marchandisent et le malmènent. Le choix de la singulière Kayden Rose pour le rôle principal est également très juste, cette dernière étant à la fois séduisante et banale, incarnant une féminité dont le plus grand mystère reste finalement sa trivialité. La manière dont cette jeune actrice fait corps avec son personnage, met sa propre image en péril et ingère et rejette divers fluides peu appétissants est en soi une performance non négligeable. Il fallait avoir une sacrée dose de courage pour se lancer dans un projet pareil, et certainement une grande confiance en son réalisateur.
Éric Falardeau n’est d’ailleurs effectivement pas un petit malin opportuniste, et son film est d’une grande honnêteté dans la façon dont il exprime le point de vue tâtonnant et fasciné d’un homme sur une figure féminine en constante (r)évolution. Il y a également quelque chose de l’ordre du langage qui se joue ici, puisque ce cinéaste francophone met en scène une jeune femme anglophone qui entretient une relation avec un Québécois, dans cette ville de l’hybridation culturelle qu’est la mégalopole de Montréal. Exploration des difficultés de la communication entre des êtres qui sont avant tout des corps, et exploration des possibilités de la grammaire cinématographique à filmer l’abstraction propre au délitement de la matière. Abandonnant assez vite toute idée de réalisme au profit d’une fragmentation de sa mise en scène, le cinéaste semble utiliser la matière première de son actrice (et de tous les artifices dont le spécialiste français du maquillage David Scherer la recouvre peu à peu) comme son personnage principal modèle une œuvre personnelle vaguement rebutante dont on ne découvrira jamais vraiment la nature. C’est une expérimentation de captation de la liquéfaction à laquelle nous assistons, et nous découvrons peu à peu que cette contamination de l’image par l’organique ne saurait être captée par des approches classique de la mise en scène. Au fur et à mesure que le corps perd ses caractéristiques premières, que son potentiel de mutation est révélé et que les sécrétions s’échappent de l’enveloppe charnelle, nous perdons les repères qui nous permettent de définir chaque organe et assistons à l’éclosion de formes plus incertaines, aux contours indéchiffrables, et profondément imprévisibles. Cette approche à la fois très graphique et abstraite de la putréfaction n’est d’ailleurs pas sans évoquer les éruptions du cinéma de Lucio Fulci, cinéaste fasciné par la décomposition et le surgissement des fluides, un peu comme si le jeune réalisateur canadien avait fait de l’approche du gore par le maestro italien un principe de mise en scène étiré sur l’ensemble d’un long-métrage.
Éric Falardeau semble ainsi reprendre à son compte les préoccupations organiques quelque peu abandonnées par son compatriote David Cronenberg. Son film parle bien évidemment de sexualité, son esthétique à la poésie morbide pouvant le rapprocher d’œuvres comme Rage ou Chromosome 3. On pense également à Deadgirl, autre œuvre perturbante proposée par le trio Trent Haaga/Gadi Harel/Marcel Sarmiento en 2009, dans cette manière de brouiller les frontières entre corps désirable et répulsif. L’autre thème sous-jacent de Thanatomorphose (et qui le rapproche encore de son illustre aîné canadien) semble être la maladie, ou plus précisément l’angoisse de la perte de contrôle sur le corps qui en résulte. Nous ne sommes que des organismes fragiles et périssables, et la remise en cause de notre intégrité physique nous est en soi intolérable. Finalement, Éric Falardeau nous invite à considérer le corps comme une entité indissociable de l’individu, à rebours des conceptions occidentales du rapport de l’âme à son enveloppe charnelle. Le corps non plus comme objet habité mais plutôt comme générateur de sa propre énergie vitale, carrefour de matières en transit et appelées à être avalées par une nature qui se nourrit d’elle-même pour créer les formes. Un éternel recommencement dont l’accélération brutale apparaît comme une perturbation intolérable lorsqu’elle surgit sans prévenir dans le quotidien. Peut-être faut-il dès lors apprendre à observer ces circonvolutions de la matière organique qui nous compose. Thanatomorphose semble ainsi nous inviter à prendre soin de notre corps, mais aussi et peut-être surtout de celui des autres. Une bienveillance qui n’est pas de trop dans un monde gouverné par le commerce et l’objectification des corps, tout particulièrement celui des femmes.
Nous reviendrons bientôt sur Thanatomorphose par l'intermédiaire d'entretiens avec le réalisateur Éric Falardeau et son actrice principale Kayden Rose, restez à l'écoute !