Only Lovers Left Alive
Only Lovers left Alive (USA – 2013)
Scénario/Réalisation : Jim Jarmusch
Interprétation : Tom Hiddleston, Tilda Swinton, Mia Wasikowska | voir le reste du casting
Qu'est-ce qu'être vampire au XXIème siècle ? Ce pourrait être le questionnement de départ du dernier film de Jim Jarmusch. Exit les manoirs des Carpates, le cercueil à la cave et le crucifix tant redouté. Et pour cause : les vampires d'Only Lovers Left Alive, plus sensibles et empathiques que les humains, en deviendraient presque divins.
La première vision du film est flottante. Un disque tourne sur une platine, la caméra emportée par le mouvement des sillons effectue une lente plongée circulaire dans deux appartements : montrés successivement au rythme du disque qui tourne toujours, Adam et Eve dorment, gisent presque, inertes au milieu de leur salon. Nous nous approchons d'eux doucement, et au même instant ils s'éveillent. C'est qu'Adam aime à rappeler la théorie de l'intrication d'Einstein : si l'on sépare deux particules d'un même système, et quelle que soit la distance qui les éloigne, si l'une est modifiée l'autre le sera à l'identique. Adam et Eve, de la sorte, sont intrinsèquement liés. L'un vit à Détroit, l'autre à Tanger, et pourtant le parallèle créé par les mouvements de caméra nous les fait presque croire côte à côte.
C'est ainsi que l'on découvre ce couple hors du commun, incarné par Tilda Swinton et Tom Hiddelston, sur qui repose tout le film. Hors du commun de par leur nature vampirique bien sûr, mais celle-ci n'est que peu exhibée et s'exprime surtout à travers des personnalités remarquables. Adam et Eve sont deux fragments d'une même entité, lui aussi noir qu'elle est blanche. Ils forment à eux deux une sorte de Yin et Yang séculaire.
Adam est musicien, passionné par ses créations mais renfermé, taciturne et solitaire. Contre-coup d'une trop grande sensibilité, de trop grandes aspirations : la médiocrité ambiante, qu'il voit empirer sous ses yeux centenaires, le mine et le mène au morbide. Adam est un nostalgique, de la grande nostalgie de ses amis disparus il y a cent, deux cent, trois cent ans. De la petite nostalgie aussi : vampire vintage qui collectionne les vieux instruments, les écrans cathodiques et autres machineries à câbles encombrantes, il semble s'être bien intégré aux années 60, 70, mais avoir lâché l'affaire à la décennie suivante. Refusant le progrès débilisant et l'adaptation au changement.
Eve à l'inverse semble beaucoup plus ouverte et indulgente que son amant, indulgente envers les autres comme envers soi-même. Elle est l'indulgence. Si Adam se définit par la musique, elle l'est par les livres. Ecrits de tous âges et de toutes langues, il lui suffit de survoler les pages de ses doigts pour s'imprégner de l'essence des livres, du message qu'ils portent. Eve comprend toutes les langues, toutes les cultures. Elle vit à Tanger et y parle aussi bien l'arabe que l'anglais, connait les hits rock des 50's tout comme la poésie du XVIIIème siècle... Sait le nom latin de chaque plante, chaque animal, et s'adresse à eux avec une tendresse non feinte. Son âme semble bien plus vieille que celle d'Adam, on ne sait pas de quand date sa « conversion » au vampirisme mais cela pourrait bien remonter au Moyen-Âge. On l'imagine aisément sorcière blanche menacée du bucher par les badauds. Finalement, si elle est l'amante, elle est aussi la mère, on pourrait même dire la mère du monde : émerveillement sans cesse renouvelé devant les choses et les êtres, abnégation : une figure christique. Sa première apparition nous la présente étendue, pure, gisant là les bras pesqu'en croix, comme dans l'attente de sa résurrection à la nuit. Sans dévoiler la fin du film, il est irrésistible de comparer cette première image à la toute dernière. Les multiples facettes du vampire...
Ce que nous dit son personnage c'est que le vampire du XXIème siècle est cosmopolite. Produit de toutes les époques traversées, il porte en lui l'âge du monde. Et s'il parvient à s'y adapter, il sera bien partout, en n'importe quel temps et n'importe quel espace.
Il est intéressant de noter l'importance que le film donne aux objets. Les personnages sont définis à travers eux, leurs possessions reflètent l'image de ce qu'ils sont. Cette première vision des salons en est criante : les personnages sont englobés dans un vaste décor constitué des accessoires les plus nombreux et variés. Chez Adam des instruments et des disques notamment, un cendrier. Chez Eve des livres, des livres, des livres... A croire qu'elle les mange. Mais il est vrai que chez les vampires cette question de la nourriture est quelque peu dénaturée. On peut s'interroger à la vue de ces nombreuses possessions, de ces accumulations matérielles : Eve allant rejoindre Adam emporte deux valises de livres, Adam se désole de devoir fuir sa maison sans pouvoir emporter ses instruments. Eve lui fera remarquer que « mon chéri, le monde regorge de merveilleux instruments. »
On peut penser que Jarmusch s'arme de cette gamme d'accessoires évocateurs pour expliciter visuellement, et donc facilement, la richesse intérieure de ses personnages. Comment montrer érudition, grande culture, savoir accumulé au film des âges ? Par des pavés, des photos, des disques. Chaque objet a son histoire, chacun est le début d'une piste mystérieuse.
Tout de même, ces possessions à outrance étonnent quand il s'agit d'âmes centenaires : vivre des siècles devrait mener à la maturité, et les possessions matérielles ne sont-elles pas illusions ? N'importe quelle religion n'encourage-t-elle pas à se défaire de tout attachement matériel pour se tourner vers le monde de l'esprit ? Mais les objets peuvent représenter un marchepied menant à ce monde de l'esprit : les livres nous éveillent, la musique nous fait vibrer plus haut, chacun est une particule indicielle de cet univers que nous désirons saisir. Ensuite, comment s'embarrasser de la question du monde de l'esprit, quand on n'est plus qu'un organisme immortel se trainant sur Terre pour un temps, a priori infini ? Les vampires sont condamnés à croupir dans le matériel, à ne jamais connaître les joies de la Délivrance Finale, alors l'embarrassante question des objets, oh well...
Les vampires sont poussiéreux. Ils sont vieux et ça se voit. Ils marchent d'un pas lent, pèsent leurs mots. Leurs chevelures semblent encrassées, elles ont la texture de l'embaumement. Ils portent des vêtements datant pour certains de plusieurs siècles. Si les rides ne se creusent pas, le poids du temps est inéluctable et se ressent dans leur présence.
Antagonistement, les humains qui eux sont la vie sont appelés les « zombies ». On aura une pensée pour Romero qui s'attachait à montrer à travers la figure zombiesque les dégénérescences de la société humaine. Ici, les êtres de chair et de sang sont donc nommés « zombies » sans détour, tandis que les vrais zombies – ceux qui se nourrissent de ce sang – semblent porter davantage les valeurs humaines.
Cette ancienneté des personnages permet à Jarmusch de prendre des libertés réjouissantes avec les réalités historiques. Christopher Marlowe, dramaturge Élisabéthain, est un des vampires et ami d'Eve et Adam. Le vrai Marlowe est au centre d'une controverse le plaçant comme véritable auteur des vers de Shakespeare, et ici Jarmusch réactive le débat en l'annonçant comme effectivement auteur d'Hamlet et autres. Adam en son temps côtoyait des personnalités telles que Baudelaire ou Byron (ce dernier n'étant qu'un sale con d'après ses dires). Il avait également légué une de ses compositions à Schubert, qui la rendit célèbre. Tous ces visages amicaux passés s'émaillent aux murs d'Adam, cerclés dans de petits portraits en noir et blanc. Comme un adolescent exhibant ses posters, lui qui aime à répéter qu'il n'a « pas de héros ». Mausolée des êtres regrettés. On y aperçoit Poe ou encore Oscar Wilde. Avoir côtoyé les figures les plus remarquables de l'humanité ne doit pas aider à accepter la déliquescence intellectuelle d'aujourd'hui...
Le film prend le parti de ne pas nous montrer immédiatement le vampirisme. Ce qui semblerait constituer le sujet du film n'apparaît que plus tard, au profit de la découverte des personnages. Ici, pas de morsures spectaculaires. Il s'agit d'une vampirisation déréalisée. Tout comme on parle plus communément à ses amis via Facebook qu'en face à face, la vampirisation est indirecte. Et bien plus raffinée. Le sang s'achète frauduleusement à l'hôpital ou par le biais d'obscurs médecins bien renseignés, et se boit dans de petits verres à liqueur comme une dégustation privilégiée. La nécessité de s'abreuver est rapprochée de la nécessité du drogué à se procurer sa came. Les scènes d'absorption du sang sont filmées comme des scènes de shoot, le plan rapproché nous montre un visage en extase dont les yeux se révulsent avec passion, la tête retombant en arrière dans un sourire serein. Les rues de Tanger regorgent de trafiquants louches qui interpellent Eve à chaque passage, exacerbant cet appel à la drogue. Ce n'est qu'après avoir vidé leur coupe sanglante que les canines des vampires apparaissent : le lâcher-prise de la consommation fait ressurgir les pulsions enfouies.
Le vampirisme est l'inverse de la transmission. Etre vampirique, c'est prendre. Ici, à travers cette vampirisation déréalisée, il s'agit plus de garder que de prendre, garder ses enregistrements musicaux secrets dans le cas d'Adam, se préserver en général. On aurait pu croire qu'à l'heure des réseaux sociaux les vampires auraient développé une communication sous-jacente pour fortifier leur communauté, mais il n'en est rien. Aucune velléité conquérante, en s'extrayant de leurs traditions séculaires ils ne cherchent qu'à se mettre en marge et vivre leur éternité tranquilles. Préfèreraient certainement ne plus avoir besoin des humains, ces êtres qui ne les intéressent que trop peu. Plus d'avidité, une lassitude et un désintéressement qui profilent à la dépression généralisée... des êtres humains. Quelle ironie que de dépendre de ceux que l'on méprise !
Cette déréalisation du vampirisme va de pair avec une déréalisation de la sensualité. Si Adam et Eve sont amants cela est suggéré plutôt que véritablement montré. Il s'agirait plus d'une histoire d'âmes que d'une histoire de sexe. Un seul baiser sera montré durant le film. Nous les voyons au lit, deux corps minces à l'extrême dormant face à face, front contre front : communion des âmes plus que des corps. Peut-être vivre des siècles amène-t-il à s'extraire des pulsions communes, amène-t-il à s'élever spirituellement pour oublier sa douloureuse incarnation. Un aspect de profonde séduction demeure, mais qui répond davantage du charisme des personnages que d'une sexualité véritablement active. Le vampire d'aujourd'hui ne recherche plus la chair et le sang, ces comportements « tellement XVème siècle ».
Seule Ava, la petite soeur, se place à l'opposé. Elle est la plus zombiesque des vampires du film et représente l'acceptation des pulsions, l'aspect charnel et ainsi l'ancienne figure du vampire. Celle qui semble la mieux adaptée au monde contemporain (toute dans la consommation, qu'il s'agisse de sang, de mecs, de fringues ou de vidéos Youtube, indifféremment) est celle qui a le plus gardé les habitudes du passé. Elle est la figure de celle qui n'apprend rien. Ne tire aucune leçon de ses erreurs : chaque fois qu'elle voit sa soeur elle fait une bourde qui les brouille et les éloigne (cette fois-ci la bourde en question étant plutôt grave puisqu'elle a « bu » un ami zombie d'Adam) puis au bout d'un certain temps d'amnésie réapparait dans sa vie. Jusqu'à la prochaine fois... Quand le principal atout de l'état vampirique semble être la connaissance infinie, l'apprentissage perfectionné de siècles en siècles jusqu'à devenir une encyclopédie vivante, la petite soeur se pose en contrepied total, implacable. Immortellement incorrigible. Elle est tout ce qu'ils ne sont pas, ils sont tout ce qu'elle n'est pas.
Il a beaucoup été fait cas de la lenteur du film. Il est vrai que le rythme n'est pas sur les chapeaux de roues. Au contraire, nous avons droit à deux heures de contemplation s'écoulant avec fluidité. Cela est intrinsèque à la nature vampirique : lorsque l'on vit depuis plusieurs siècles déjà, le rapport au temps n'est plus celui d'un homme. On a le temps de tout : le temps de tout connaître, le temps de se retrouver, le temps de vivre chaque chose pleinement. Ainsi dans ce film très peu de rebondissements, pas de véritables scènes d'action. Nous sommes spectateurs d'une parcelle de ce long flot d'existence dont les secrets ne nous seront pas révélés.
Car nous ne savons des personnages ni comment ils sont devenus vampires, ni quand : à quelles époques sont-ils nés ? Quelle a été leur première vie, quelles ont été les suivantes ? Tout comme d'autres mystères sont posés dont nous n'obtiendrons jamais rien. Adam organisera un suicide qui n'aboutira jamais, des amanites tue-mouche croissent hors saison dans son jardin sans que l'on en saisisse la signification occulte, pas plus que l'on ne comprend comment ses enregistrements qu'il s'évertue à garder secret passent dans des club underground, pas plus qu'ils ne seront inquiétés de balancer un cadavre dans un fleuve... Toutes ces potentielles péripéties sont étouffées dans l'oeuf, laissées pour mortes car en suivre la piste et les aviver reviendrait à transformer ce film en film d'action, d'horreur, policier ou que sait-on encore... Et ce n'est vraiment pas le propos. Si Only Lovers Left Alive est peut-être un film fantastique, ce n'est certainement pas un film de genre. Ce que Jarmusch tente de faire ici, ce n'est pas tant raconter une histoire. Il ne fait appel à aucun code du cinéma de genre, ses vampires ne sont ni des monstres ni des êtres fantasmatiques, simplement des personnes qui ont franchi une frontière, traversé le miroir et nous regardent depuis ce bagage initiatique. Le vampire apparaît finalement comme un prétexte, le prétexte idéal pour traiter de ce qui préoccupe véritablement Jarmusch : ces figures séculaires questionnent le rapport au monde, à l'évolution des êtres et à la condition humaine. Et à la condition vampirique, qui est certainement ce que l'être humain a produit de mieux.