It Follows
It Follows (USA – 2014)
Réalisation/Scénario : David Robert Mitchell
Interprétation : Linda Boston, Heather Fairbanks, Aldante Foster | voir le reste du casting
Présenté à la Semaine de la Critique, le second long-métrage de David Robert Mitchell restera comme l’une des très belles découvertes de l’édition 2014 du Festival de Cannes. Auteur d’un premier film à la beauté singulière et nappé d’une étrangeté flirtant avec le surnaturel, et superbement intitulé The Myth of the American Sleepover, il apparaît finalement comme assez naturel que le jeune cinéaste réalise un second long-métrage résolument ancré dans le fantastique.
Très référencé mais évitant les nombreux pièges d’un cinéma postmoderne ricanant (et omniprésent à Cannes), It Follows renoue avec une tendance qui revient discrètement aux avants-postes du cinéma horrifique contemporain : faire frissonner le spectateur. Dans la lignée d’un James Wan, avec lequel il partage par ailleurs assez peu de choses, David Robert Mitchell cherche en effet moins à étaler des références bien assimilées qu’à instaurer une tension latente qui contamine ses images. La très belle idée du film, celle de cette menace insidieuse qui « suit » inexorablement ceux qui se sont malencontreusement désignés à elle, permet au cinéaste d’utiliser à plein le potentiel de ses cadres, créant un univers en extension, tout en perspective et profondeur de champ, et constamment vulnérable à la menace d’un hors-champ toujours hostile. De ce qui surgira ou ne surgira pas de cet espace, et de la capacité des protagonistes à rester attentif en toutes circonstances, dépendra l’issue d’une course-poursuite d’autant plus éreintante qu’elle réinvestit le vieux principe du jeu du chat et de la souris, le transformant en un marathon dans lequel la fuite n’est jamais qu’un gain relatif de temps et la bravoure une condition sine qua non de survie.
C’est là l’autre excellente idée du scénario : imaginer une menace dont la nature singulière lie irrémédiablement les jeunes entre eux. Il ne s’agit plus simplement de protéger son intégrité propre, mais de penser le groupe et par extension un monde dans lequel tous les individus sont liés. Et puisqu’il est finalement plus simple de veiller sur soi-même que sur les autres, les adolescents harcelés vont découvrir que toute tentative de transmettre le mal à son prochain n’est qu’une nouvelle temporisation à la durée plus qu’incertaine, rendant la menace encore plus dangereuse. Le suspense du film repose sur l’incertitude, l’impossibilité de savoir quand, et surtout sous quelle identité la « créature » va surgir des angles morts du cadre.
Dans The Myth of the American Sleepover, l’espace était déjà un élément essentiel de la narration, les adolescents se cherchant, parfois sans se voir, dans une banlieue pavillonnaire devenue dédale de trajectoires croisées. Déjà, des figures mystérieuses surgissaient de nulle part, apparitions furtives dans la douceur aux teintes surnaturelles d’une nuit estivale. Le climax du film se déroulait d’ailleurs dans un hangar transformé en un authentique labyrinthe aux proportions presque mythologiques, qui faisait plonger délicatement le film dans un fantastique ambigu, ouvrant la porte vers une interprétation ésotérique du quotidien le plus banal. Pour son second film, David Robert Mitchell a repris cette idée d’un espace tentaculaire, faisant de chaque recoin de Detroit un angle mort au potentiel menaçant.
Avec It Follows, David Robert Mitchell invente également une nouvelle figure horrifique. Cette chose sans nom qui avance inexorablement en direction de sa victime n’est pas sans rappeler les morts-vivants de Romero, avec lesquels elle partage cette manière somnambulique de se mouvoir et une incapacité de nuire à distance. Ce qui la démarque pourtant radicalement est son intelligence vicieuse, sa capacité à revêtir une multitude d’identités déroutantes – simple inconnu ou figure familière – et la détermination cruelle de son appétit. Les pauvres adolescents successivement contaminés deviennent ainsi des cibles mouvantes vers lesquelles tend la créature. Cette dernière partage ainsi avec les maladies bien réelles dont elle se fait l’écho cette particularité de s’acharner froidement sur l’individu, sans raison apparente et sans certitude absolue de guérison. L’allégorie proposée par l’auteur est ainsi évidente, mais son traitement lui offre une subtilité malheureusement absente de la plupart des productions horrifiques. Il y a d’une part le désordre physique propre à l’apparition de la maladie, et de l’autre l’ambigüité de rapports amoureux devenus potentiellement mortels. Les adolescents du film vont ainsi devoir mettre à l’épreuve leur confiance réciproque et s’unir devant la menace qui, si elle tend vers l’un des leurs en particulier, les vise bel et bien collectivement.
C’est là encore une variation originale et plutôt inattendue sur l’un des questionnements qui sous-tend The Myth of the American Sleepover. Comment rencontrer l’autre, et comment apprendre à lui offrir sa confiance ? D’un film à l’autre, c’est la question des rapports amoureux qui est posée dans toute sa complexité et sa volatilité, et ce sont les filles, toujours, qui mènent le bal. Jay, qu’incarne la nouvelle venue Maika Monroe – également aperçue dans The Guest, elle fut l’une des superbes découvertes de Cannes – apprend ainsi à peser les conséquences de ses actes et à assumer de nouvelles responsabilités. Face à elle, les garçons apparaissent fragiles et influençables, cherchant maladroitement à rattraper leur retard sur des filles qui ont systématiquement deux trains d’avance. Toujours en résonnance avec son premier film, David Robert Mitchell semble également faire passer un palier à ses personnages. Dans It Follows, les adolescents sont forcés de quitter le cocon protégé de la banlieue résidentielle pour se frotter au centre ville délabré de Detroit. Un plongeon dans le monde qui est à la fois un élan vers l’extérieur (hors du cocon) et un mouvement d’inertie vers le cœur d’une Amérique déliquescente. Le climax du film se déroule ainsi dans une vieille piscine située dans les quartiers en ruines, lieu qui renvoie les protagonistes à leur enfance encore fraiche et incarne physiquement l’idée d’une matrice qu’il faudrait affronter avant de s’en affranchir. Jay devra plonger dans la piscine – à l’image des adolescents de The Myth of the American Sleepover – et le visage ultime choisi par la créature prend des proportions psychanalytiques, proposant un virage inattendu et de nouvelles pistes de lecture.
Les films de David Robert Mitchell sont ainsi constitués de dédales, de boucles et de cycles qui ramènent toujours les personnages vers un élément fondamental à toute existence terrestre : l’eau. A travers leur recherche de l’autre, plus multiple que véritablement individuelle, les adolescents semblent finalement chercher à retrouver leur état fondamental, à se fondre dans un ensemble cosmique qui les affranchirait enfin de leur inexorable solitude. D’où une mélancolie doucereuse qui berce ces deux films nappés d’une humeur cotonneuse toute adolescente, quelque part entre la nostalgie d’une enfance qui s’en va et les rêves de grandeur promis par l’âge adulte.
It Follows s’inscrit par ailleurs dans une autre tendance actuelle, qui s’est discrètement confirmée à Cannes. Ville devenue le symbole de la disparition accélérée de l’Amérique industrielle, Detroit attire désormais les cinéastes en quête de décors apocalyptiques. Après les films de Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive) et Ryan Gosling (Lost River), It Follows s’attache à mettre en perspective deux facettes opposées de l’ancienne capitale mondiale de l’industrie automobile. Natif du Michigan, David Robert Mitchell a tourné ses deux longs-métrages à Detroit et dans les environs, et le regard qu’il pose sur la ville est d’une nature plus complexe que celui d’outsiders qui semblent parfois un peu trop fascinés par l’aura crépusculaire de la cité fantôme. Jarmusch, en visiteur séduit, en explorait les ombres, filmant les bâtiments délabrés comme des apparitions fantomatiques baignées du clair de lune. David Robert Mitchell s’écarte de cette dimension poétique pour proposer une représentation plus clinique de la cité en ruines, qui apparaît comme une succession de maisons abandonnées et livrées aux intempéries. Dès lors, c’est le cœur même de l’Amérique et de ses valeurs qui semble gangréné par un mal incurable. Ce cancer qui détruit le noyau de la ville s’étend à ses banlieues satellites, provocant des dérèglements dans l’American way of life et contaminant ses enfants. Une fois encore, ce sont ces derniers qui payent pour l’irresponsabilité de leurs parents, quasiment absents du film. Lorsqu’ils passent la frontière invisible qui sépare la ville morte de leur quartier résidentiel, les adolescents évoquent l’interdiction parentale de dépasser la limite entre les deux Amériques, et mettent ainsi en évidence une éducation basée sur la division et l’oubli des classes.
Très influencé par John Carpenter (sa « créature » se situe quelque part entre les silhouettes silencieuses de The Fog et la chose protéiforme de The Thing), David Robert Mitchell reprend ainsi la critique de cette « éducation américaine » entreprise par quelques francs-tireurs des années 80. Il interroge ce mythe profondément américain de l’adolescent, devenu le prince aveugle d’un royaume surprotégé, paradis artificiel bâtit sur une violence qui se tapit dans l’ombre et surgit sous la forme d’un dérèglement assassin de l’ordre social. Michael Myers, Freddy Krueger et les autres boogeymen sont ainsi les incarnations d’un mal renié sur lequel s’est construite la société américaine, et leur apparition au sein du quotidien agit comme un révélateur sur des enfants élevés dans l’ignorance des fautes de leurs ainés. Une vision très protestante du péché originel qui trouve chez David Robert Mitchell une déclinaison presque animiste, dans laquelle le monde des adultes semble s’être évaporé au profit d’un environnement aux allures archaïques. Tels les derniers survivants après un cataclysme, le groupe d’adolescents s’avance à travers les vestiges d’un monde ancien, au cœur duquel il faut aller chercher les réponses aux maux d’aujourd’hui. Il y a ainsi quelque chose d'une déclinaison adolescente de Sa Majesté des mouches dans ce petit groupe lancé sur les routes, forcé de reconstruire l’avenir sur les restes encore fumants du monde.
Au début du film, Jay évoque ses rêves d’aventures, de voyages sur les routes avec ses amis. Rêverie adolescente qui trouvera un écho cruel dans le destin qui l’attend. Le voyage, s’il sera bien au rendez-vous, sera avant tout une succession d’épreuves. Dans la délicatesse du songe adolescent réside peut-être l’espoir mélancolique qui imprègne l’œuvre naissante de David Robert Mitchell, chroniqueur d’une Amérique qui a vendu l’avenir de ses enfants il y a déjà bien longtemps.
Une interview de David Robert Mitchell sera publiée très prochainement sur le site de TORSO, restez attentif !