Soif de sang
Soif de sang (Australie - 1979)
Réalisation : Rod Hardy
Scénario : John Pinkney
Interprétation : Chantal Contouri, Shirley Cameron, Max Phipps | voir le reste du casting
Kate Davis ne le sait pas encore, mais elle est une descendante directe de la Comtesse Bathory, historiquement reconnue comme le pendant féminin du Comte Dracula puisque l'un de ses hobbys favoris consistait à sacrifier de jeunes vierges pour se baigner dans leur sang - parce que c'est bon pour la peau (je ne juge pas, je me contente de relayer l'info). Elle a beau être heureuse avec son petit ami architecte, il s'avère qu'une organisation secrète, la Confrérie, nourrit définitivement d'autres projets pour elle, en particulier ne pas laisser perdre sa très noble filiation en la couplant avec l'une des plus influentes familles qui constitue ses rangs. Kate se retrouve du jour au lendemain séquestrée dans un lieu isolé du reste du monde, la Ferme, où l'on va peu à peu remodeler l'ensemble de sa personnalité afin qu'elle cadre mieux avec les fonctions d'une personne de son rang.
Qui n'a jamais rêvé de vivre un conte de fées, d'apprendre qu'il/elle était de lignée royale et que cette révélation viendrait le/la sortir de sa condition ? Si ce n'est qu'ici nous serions plutôt dans le versant cauchemardesque de la chose, ce qui nous vaudra par ailleurs une très belle scène d'ouverture , lorsque Kate ouvre les yeux très progressivement et découvre le « nouveau monde » que la communauté a prévu pour elle. Les gens de la Confrérie ont l'air « très gentils comme ça au premier abord », ils vous diront que boire du sang humain est quelque chose de normal pour les êtres supérieurs, qu'il s'agit en fait du « geste aristocratique ultime » et surtout qu'ils n'ont rien à voir avec le folklore surnaturel.
Le moins que l'on puisse dire c'est que nous sommes assez éloignés du décorum habituel des films de « vampires », la Ferme ressemble effroyablement au Village de la série Le prisonnier, en pire, car ici on ne s'embarrasse pas de maintenir de quelconques apparences de démocratie. Les « donnateurs » sont uniquement là pour être saignés à blanc quotidiennement pour le plaisir de la caste dominante, évoluant dans un état semi-catatonique et attendant docilement leur tour . L'ensemble du dispositif de prélèvement ne manquera certainement pas d'évoquer le THX 1138 de George Lucas – nous aurons d'ailleurs droit à une vraie séquence « visite guidée » à l'intention des actionnaires assez pinçante. Ce qui ne manquera pas de déstabiliser notre héroïne, car au fur et à mesure que les mécanismes inhumains de ce cauchemar orwellien lui apparaissent, elle réalise du même coup qu'on la destine à en assurer la pérennité. La qualité principale du film de Rod Hardy demeure assurément dans le croisement opéré entre mysticisme et science-fiction, espaces aseptisés et sous-sols obscurs se succèdent, avec pour objectif une seule et même finalité. Un va-et-vient entre l'individu (le chemin de croix de Kate ballottée entre différents Paradis, Purgatoires et Enfers jusqu'à ce qu'elle finisse par faire ce que l'on attend d'elle) et la multitude, où les répercussions des mécanismes de contrôle opérés sur l'un se déduisent aisément sur l'autre. Causes et conséquences de l'exploitation des masses en un seul tableau.
Mécanismes de contrôle ayant recours aux équipements les plus perfectionnés nous l'avons dit, mais dont la Pensée Magique n'est absolument pas exempte : il y a une scène magnifique où tout à coup le lieu où elle est retenue prisonnière se met à trembler de partout tandis que des livres se mettent à tomber des étagères. Ce sont ses croyances à elles qui s'écroulent une à une et la seule option pour faire cesser ce déluge sera de porter à ses lèvres le calice, dans une dynamique proche de celle du cobaye d'avec les secousses électriques du labyrinthe - obéir ou bien continuer à subir, une thématique importante de cet autre excellent film de vampires, The Addiction d'Abel Ferrara. Et de cette oscillation constante entre ces différents registres apparaît progressivement un discours plus effroyable encore : le sang est tout, littéralement. De par votre naissance, il vous protège des vicissitudes du monde, on peut même regarder celui-ci s'écrouler de loin bien à l'abri, et pour longtemps. Peu importent les idéologies suivant les époques, l'exploitation d'une caste par une autre s'avère immuable, on pourra bien « dire ou penser ce qu'on veut », tout ceci est rigoureusement planifié, organisé, pleinement fonctionnel et se passe très bien de votre consentement. Pire encore, les amitiés, l'Amour, la dévotion professionnelle, tout ceci n'a au fond aucune d'importance. Ceci étant particulièrement manifeste au travers des étapes du reconditionnement de Kate : tout est fait pour ramener inexorablement son système de valeurs à l'échelle du sang. À la consommation de ce sang, et à tout l'ensemble des notions qui viennent se greffer par-dessus : hiérarchie, rapports de pouvoirs, satisfaction personnelle. Prédation. Niant pratiquement tout autre fondement, tout autre enjeu, à l'ensemble des interactions humaines.
La mise en scène opère, elle, un grand-écart similaire au croisement des registres évoqué plus haut. Capable par endroits du didactisme le plus téléfilmesque qui soit, qui pourrait heurter le spectateur non-averti (je pense tout particulièrement à cette déstabilisante scène d'installation du début : feu de cheminée, avec petit ami moustachu et champagne au goulot, mais aussi à quelques plans informatifs ici et là), celle-ci offre par la suite des trésors de cadrages plus appuyés, avec de très belles circulations à l'intérieur de l'image faisant de beaucoup de scènes explicatives de très beaux moments lourds de dangers non-formulés. Malgré un tempo d'installation très progressif, permettant au récit de bien prendre son ampleur, elle s'autorise quand il le faut de brusques accélérations de rythme, d'insertions de quelques vues subjectives suivant la frénésie de la situation et restent calibrées à merveille sur le fil du déroulement. Toutes ces composantes finissent d'ailleurs par imploser à l'image avec le segment final où le Dr Fraser (David Hemmings, dont le flegme glacial -britannique pour certains- planait comme un spectre sur la trame du récit depuis le début) entre en scène , et qui ressemble au dernier épisode de la série Twin Peaks lorsque David Lynch en reprît les rennes pour un final en apothéose. Tous les dispositifs narratifs du film semblent se concentrer ici et sont renvoyés à la face du spectateur puissance dix-mille : les changements d'axes vous pétaradent littéralement au visage et les saillies gore frôlent le grand-guignol car le bon docteur ne cesse d'assassiner ses collègues/rivaux par accident au cours d'une énième tentative d'évasion, c'est absolument sublime.
Un mot également sur le montage, qui malgré une certaine discrétion et efficacité dans l'enchaînement général des plans, se signale à notre attention grâce à de subtiles interventions sur la chronologie (le générique) et un emploi parcimonieux mais avisé de la voix-off tout aulong du déroulement. Et un mot encore pour saluer la performance habitée de Chantal Contouri.
Trop longtemps résumé à une continuité thématique d'avec Soleil vert, je n'hésiterai pas pour ma part à ranger le trop méconnu film de Rob Hardy aux côtés d'ovnis mésestimés tels que le Seconds de John Frankenheimer, ou de voir en lui un pendant « tout public » au Salo ou les 120 jours de Sodome de Pasolini.