Starry Eyes
Starry Eyes (USA – 2014)
Réalisation/Scénario : Kevin Kolsch, Dennis Widmyer
Interprétation : Alex Essoe, Amanda Fuller, Noah Segan | voir le reste du casting
La grande force de Starry Eyes – film sur la concrétisation d'un rêve et le passage infernal qu'il nécessite – se trouve justement dans la dialectique qu'il met en place entre le rêve et la réalité.
Sarah, serveuse dans un fast-food à Los Angeles, vit au sein d'un petit groupe de wannabe artistes et rêve, comme l'ensemble de ses amies, de devenir actrice. Son idéal est d'emblée mis à mal. Tandis qu'elle se rêve starlette, elle avance maladroitement dans l'espace confiné de son lieu de travail en arborant une tenue prétendument sexy, mais surtout assez ridicule ; alors qu'elle fantasme son visage en gros plan, elle noie régulièrement son corps longiligne et fragile dans des plans plus larges, qui constituent une menace permanente de disparition. Elle ne lève même pas son regard électrique en direction de la colline d'Hollywood, c'est cette dernière qui la regarde : décadrée, et plongée dans le noir d'un orage latent.
Là où Sarah trouve sa place, et le film son élan, c'est dans la distance qu'elle traverse perpétuellement entre ses désirs et la brutale réalité. Lorsqu'elle décroche, extatique, une audition pour un petit film d'horreur, elle rêve de ce moment avant de le vivre. La scène est épouvantable. Elle joue comme un pied, oublie son texte, lequel pousse le vice jusqu'à montrer des lignes de dialogue dont les phrases et les mots s'écartent, devenant illisibles. Alors qu'elle peine de plus en plus à montrer de quoi elle est capable devant des directeurs de casting sans visage, sa respiration s'intensifie et perd son rythme, elle est à bout de souffle. Cette respiration évoque à la fois la situation suffocante, et la respiration heurtée de la pauvre endormie. Intense moment de panique nocturne extrêmement bien rendu, et qui s'achève par une terreur diffuse : des gouttes de sang coulent sur son texte. Elle inspecte ses lèvres, rien. Son nez, rien. D'où peut bien venir ce sang ? De son crâne, écho brutal à son tic bien réel : s'arracher les cheveux par touffes lorsqu'elle angoisse. Sa respiration dans le rêve rejoint la respiration de son réveil, rapide et arythmique.
Son véritable casting ne sera pas moins angoissant, mais l'angoisse sera moins frontale, nimbée dans une languissante étrangeté et, surtout, une tendance à brusquer sans arrêt les attentes de Sarah. Elle joue son texte avec emphase et talent. Elle y croit, et nous aussi. La directrice de casting et son assistant lui désignent la porte, sans plus de cérémonie. Elle garde contenance, jusqu'à exploser de rage dans les toilettes. Grâce à sa prestation off bruyante, elle est rappelée à l'audition. La séquence continue alors sur ce même mode de l'ascenseur émotionnel pour la pauvre Sarah, qu'on balance constamment entre espoir et cruelle désillusion. Le film joue alors intelligemment avec nos attentes, avec le déjà-vu et la répétition, et ses impitoyables dérèglements. Si le film nous habitue dès lors à jongler régulièrement entre les cauchemars de Sarah et la réalité qu'ils semblent répercuter, il nous déstabilise en cassant la dialectique entre les uns et l'autre. Régulièrement, la réalité se montre sous un jour plus accueillant que les cauchemars, mais se dérègle à chaque fois : non pas dans le sens horrifique des cauchemars vus plus tôt, mais dans une direction tout autre, où l'inquiétude prend le pas sur l'horreur frontale, et la panique cède à une lourde angoisse. Dans toute la première partie du film, nous oscillons ainsi, inconfortablement, entre cauchemars brutaux et sanglants, et réalité apparemment plus caressante mais qui travaille un enfer plus lancinant, plus sournois.
Les différents régimes de représentation de Sarah passent constamment de la beauté fulgurante aux traits de l'angoisse. Lorsqu'elle s'habille à l'occasion de sa première rencontre avec le producteur, elle est sublime. Sa silhouette lâche dans l'air une aura qui contamine les jalousies environnantes et les excite. Mais lorsqu'on se rapproche de son visage, le sourire est factice, la face se fige dans une mauvaise parodie en papier glacé d'elle-même. Cette ambiguïté est inquiétante. Plus inquiétant encore ce rêve où Sarah, malade et clouée au lit, est visitée par son double glamour, qui porte là encore une étincelante robe rouge. La féérie de cette visite semble nimbée d'une ironie féroce lorsque, en s'approchant une fois de plus de ce visage au sourire glacé, l'image de Sarah en star fait moins rêver qu'elle n'inquiète. L'étirement trop intense de sa beauté finit presque par donner l'effet inverse : la défiguration.
Ce dialogue entre rêve et réalité ne s'opère pas qu'à travers cet aller-retour régulier, il se développe aussi dans la dualité entre les deux métiers de Sarah, qui s'opposent : serveuse et actrice, double statut appartenant à un même monde, qui n'est autre qu'un Hollywood stéréotypé qui recrache ses actrices ratées vers un autre mode de représentation au rabais : la serveuse sexy et interchangeable. Cette ligne de tension qui se dresse entre les deux provoque d'effarants aller-retours et marque la ligne philosophique sur laquelle se tiendra la pauvre Sarah, telle une funambule. Dès qu'elle apprend que son casting a fonctionné, elle quitte son travail au fast-food. Lorsqu'elle refuse les avances explicites du producteur qui souhaite l'engager (nouveau stéréotype), elle revient pleurer auprès de son ancien employeur. Cette distance parcourue, vers l'avant puis vers l'arrière, lui pose un problème qu'elle explicite directement lors d'un joli dialogue avec l'un de ses amis : « quitte à se faire exploiter, autant le faire pour ce dont on rêve ». Et elle retourne vers le producteur. Se faisant, elle délaisse une porte de sortie qui s'offrait à elle : l'accomplissement personnel à travers son groupe d'artistes, vu dans le film comme une vaste mascarade.
Un soir, son ami et aspirant réalisateur Danny lui dit de ne pas s'en faire, et d'accepter pour le moment sa petite existence décevante, tout en essayant d'accomplir des projets indépendants avec ses amis. Mais les différents contentieux entre les uns et les autres, les histoires de rivalité et de jalousie, rendent cette issue impossible. Plutôt que de mettre cette impossibilité en mots, le film l'illustre le temps d'une très belle séquence : ce même soir, sous ecstasy, Sarah plonge avec tous les autres dans une piscine, au ralenti. Elle se tient droite, et la distance gestuelle entre elle et les autres est déjà très éloquente. Mais surtout, alors qu'elle plonge, elle se retrouve surplombée à l'image par le cercle de lumière que dessine la lampe qui illumine la piscine de l'intérieur. Ce cercle évoque le projecteur de sa dernière séance de casting, où elle s'était fugacement transformée en monstre dans les plis noirs de cette lumière stroboscopique. Il n'y aura pas de retour possible, Sarah n'est déjà plus dans le même monde.
Alors que Sarah se réveille, on se rend compte qu'elle a perdu la moitié de ses cheveux à force de se les arracher ; que ses ongles se détachement affreusement de ses doigts, et que ses nausées habituelles lui font cette fois cracher un torrent d'asticots. A l'instar de l'héroïne du Thanatomorphose d'Eric Falardeau, Sarah est en train de pourrir. Cette séquence, éprouvante, nous fait espérer plus que d'habitude son réveil. Or, elle ne se réveille pas, et ce qui se produit devant nous est réellement en train d'arriver. Ou alors elle s'est définitivement noyée dans son cauchemar, ce qui revient au même. Par ce glissement à la fois lent et agressif, le film brise les repères qu'il avait forgés jusqu'ici, et renforce l'horreur de ce qui survient en cassant sa structure binaire. Si Starry Eyes est brillant, c'est moins dans son cheminement global – tout compte fait assez convenu – que dans ses glissements réguliers entre rêve et réalité, et surtout dans son aptitude fréquente à nous engluer dans les méandres de ses cauchemars.