Réalité
Réalité (France – 2014)
Réalisation/Scénario : Quentin Dupieux
Interprétation : Alain Chabat, Jonathan Lambert, Élodie Bouchez | voir le reste du casting
Après un Wrong Cops explosif sur fond d'électro badass, Quentin Dupieux nous propose avec Réalité un film en apparence beaucoup plus posé – et plus travaillé : quatre ans de travail sur le scénario - mais non moins absurde. Une tension en filigrane nous étreint, monte en puissance, et ne nous relâchera qu'arrivés au générique de fin. Et là, nous sommes perdus, sans assistance, et il ne reste plus qu'à repenser le film dans son entièreté pour pouvoir s'en sortir.
Tout commence en forêt. Un sanglier se fait abattre par un chasseur qui rentre ensuite chez lui pour vider la bête, accompagné de sa fillette de sept ans, Réalité, qui donne son titre au film. Lorsque le père extirpe les entrailles de l'énorme carcasse, au milieu des tripes et des organes Réalité voit une cassette VHS glisser dans la poubelle. Cassette dont elle voudra absolument visionner le contenu.
L'intrigue est bonne, ce film semble prometteur. Mais ce n'est pas si simple. Réalité est un film dans le film, tourné par Zog, un réalisateur capricieux aux idées excentriques, au grand agacement de son producteur. Ledit producteur rencontre également un « jeune réalisateur » nommé Jason (Alain Chabat... plus si jeune) qui lui présente son projet, un film d'horreur un peu hasardeux sur des télés décimant l'humanité à coup d'ondes mortelles, « Waves ». Puis il y a la femme de Jason, psy spécialiste de l'analyse des rêves. Il y a son patient, un drôle de détraqué qui n'est autre que le directeur d'école de Réalité. Il y a encore un présentateur d'émission culinaire engoncé dans un grotesque costume de rat miteux que Jason filme quotidiennement à la télé. C'est que Réalité n'est pas qu'un film (la petite fille trouvant la cassette) dans un film (celui qu'on regarde nous, spectateurs). C'est des films dans un film. Ou des réalités qui deviennent chacune film d'une autre.
Comme de coutume chez Dupieux, tout le monde est névrosé. A chacun ses lubies, qu'il s'agisse du présentateur TV atteint d’un eczéma imaginaire marchant dans la rue avec son costume de rat sous le bras, du directeur de l'école primaire qui s'habille en femme pour aller, au volant d'une jeep militaire, cueillir des bouquets de fleur dans la montagne, de Jason qui s'enferme dans sa bagnole pour enregistrer ses propres gémissements des heures durant... Ces gars bizarres, à l'air pas très fréquentable, sont contrebalancés par des personnages plus rigides : les parents de Réalité qui apparaissent comme profondément matérialistes, la femme de Jason très autoritaire à l'allure d'intello coincée, ou encore l'assistant de Bob le producteur, carrément robotique. Cet excès de normalité ne fait qu'amplifier la folie ambiante, l'incongru s'y répercutant pour mieux résonner.
Nous, spectateurs, nous percevons les incohérences ou le burlesque des situations. Pour les personnages eux-même ce n'est pas si évident, les parents de la petite Réalité endossant le rôle des plus aveugles, à l'instar de cette fameuse scène où la VHS tombe directement dans la poubelle sans être aperçue par le père. Comme les personnages les plus excentriques se doivent d'être contrebalancés par des caractères rigides, Réalité elle-même vient se placer à l'opposé de ses parents. Réalité est celle qui voit. Voit la cassette sortir des entrailles de la bête, son directeur mystérieusement affublé de vêtements féminins attendant à un feu rouge, elle voit, surtout, le contenu de la VHS. L'infans est celui qui ne parle pas. Pourquoi le ferait-il : à peine la fillette évoque-t-elle la vision de la VHS à ses parents qu'ils la contredisent avec de grands sourires condescendants sans même chercher à vérifier ses dires. Alors face à une telle résistance, mieux vaut se taire : ne rien dire, et voir. Tout ce qui cloche, les incohérences. Les autres, s'ils les perçoivent parfois, ne sont que condamnés à subir et se laissent dépasser. Comme Jason qui finit par se dédoubler et ne sachant pas comment réagir, incapable de communiquer avec son double (d'ailleurs, lequel est le double, il s'agirait plus d'une multiplication de Jason que d'un dopplegänger) s'évanouit tout d'abord puis finit par se faire interner de son propre chef. Finalement Réalité s'avère être la plus proche du spectateur, elle est de notre côté, celui du bon sens tout d'abord, et surtout celui de l'envie de connaître le contenu de la mystérieuse cassette.
Le crescendo de ces incohérences, sous-tendu par une petite musique qui ne changera pas d'un iota tout au long du film, parfaite expression de la tension à l'œuvre, met en place une atmosphère de malaise que l'on pourrait désigner par le terme d'inquiétante étrangeté. Notamment développée par Freud, l'inquiétant étrangeté (Unheimlich, de Heim « foyer » précédé de la négation Un-) se traduit par une rupture du rationnel, familier. Une angoisse, liée à quelque chose qui nous est intérieur, personnel, mais qui projeté vers l'extérieur n'est pas reconnu comme nous appartenant. On pensera immédiatement à la scène dans le cinéma, où Jason découvre que le scénario sur lequel il travaille depuis deux ans a déjà été réalisé, que le film est très mauvais. Il reconnaît chaque élément, le titre, les ressorts narratifs comme siens mais est dépossédé du devenir de l'objet. C'est aussi l'intimité de la vie de couple qui se retrouve déracinée en un lieu incongru : Jason qui cherche son dictaphone en pleine forêt et sa femme, couchée dans leur propre lit au milieu des arbres, lui conseille de regarder dans la doublure trouée de son blouson. Cette phrase qui doit revenir bien souvent, exhumation d'un petit rien quotidien, se pose déracinée au milieu de l'inconnu.
L'inquiétante étrangeté est également le « retour du même » : ce sont les scènes qui se répètent sans chronologie, jamais tout à fait identiques dans des glissements de lieux ou de personnages qui se retrouvent liés comme les associations d'idées que l'on forme dans les rêves. Le dermatologue du présentateur TV finira par prendre sa place sur le plateau pour rejouer la même émission dans les mêmes termes, par exemple. Le retour du même, c'est aussi Alain Chabat dédoublé qui se croise et ne peut communiquer, se retrouvant en compétition avec lui-même pour la réalisation de son film.
Et finalement, au sein du malaise, on retrouve en multiples facettes l'image du réalisateur lui-même – Quentin Dupieux. Cela apparaît d'autant plus clairement que le film se déroule pour beaucoup dans le milieu de l'audiovisuel. Nous avons déjà deux figures du réalisateur, qui fonctionnent comme deux opposés. D'un côté Jason, soi-disant jeune réalisateur d'une bonne cinquantaine d'années, autrefois standardiste et aujourd'hui cadreur pour des émissions TV d'une qualité discutable. Jason, c'est le réalisateur raté. Celui qui fait le cauchemar obsessionnel d'une remise des Oscars paralysante au sens propre, celui pour qui le cauchemar devient réalité quand il découvre son film réalisé à son insu. De l'autre côté, il y a Zog. Peu volubile, ses idées semblent excentriques ou illogiques mais il crée des chefs-d’œuvre. Ensemble, ils forment deux pôles de la création, deux pôles qui font tous deux partie de Quentin Dupieux. Ici Jason rappelle l'Eric Judor de Wrong Cops, en compositeur nullissime essayant malgré tout de vendre son « tube de l'été » à un producteur loin d'être conquis. Ici les personnages ont vocation d'exorcisme. Dupieux dans ses films et très visiblement dans celui-ci expulse ses angoisses, ses démons. Jason, c'est celui qu'il pourrait être dans un monde parallèle. Mais s'il est Jason armé de son dictaphone qui s’enregistre un peu ridiculement en pyjama, il est aussi sa femme au regard moqueur et un brin méprisant. Il fait et se voit faire, il est les deux simultanément. Et il est Zog, dont la connaissance de ce monde dépasse le commun (mais nous y reviendrons). Et Bob le producteur qui demande si vraiment Zog sait ce que contient la VHS ou s'il n'essaie pas de gagner du temps avec un scénario inabouti (face au public : lui, nous). Et il est tous les personnages, jusqu'à la petite Réalité.
Mais il y a plus encore. Tous les personnages sont une facette du réalisateur, mais surtout tous les personnages sont le même. Comme le dit le présentateur en costume de rat à un Alain Chabat complètement dépassé par les évènements, « je crois qu'on est la même personne ». Le film est structuré de façon à ce que chaque personnage apparaisse par saynètes successives, au départ chacun dans leurs existence et problématiques propres. La musique revient obsessionnellement faire passerelle d'une figure à l'autre. Mais plus le film avance et plus le mécanisme se dérègle, ils se croisent, se rêvent ou se voient à la télé, se dédoublent ou croient être un autre... Chacun comme des dimensions parallèles coïncidant en certains points et ces points de rencontre ont valeur d'interférences dans la logique d'espace-temps. Comme le résume Quentin Dupieux, c'est « le cosmos »1. Tous connectés et interdépendants, ils ne sont que partie prenante d'une même manifestation d'énergie. Rien d'étonnant dès lors que les valeurs temporelles s'abolissent, et que les scènes se répètent dans un identique caduque, ou que le futur se superpose au présent quand Jason découvre son film au cinéma. Le dédoublement pouvant s'expliquer de la même façon, le Jason du présent rencontrant le Jason d'un autre temps. De même pour l'espace, et le bureau de Bob s'inscrivant tout à coup dans la forêt du sanglier. Ou le père de Réalité, qui croise Jason dans cette forêt, et lui rappelle amicalement qu'il va être en retard au boulot : ils ne se connaissent pas, mais font partie du même tout. Cette scène rappelle d'ailleurs les étrangetés télépathiques de Wrong, où Maître Chang canalisait des individus de façon arbitraire pour faire passer des messages à Dolph.
Cette impression de différentes strates de réalité se chevauchant est renforcée par le « recyclage » que Dupieux assigne à ses comédiens d'un film à l'autre. Aimant intégrer ses collaborations passées à ses films suivants, leurs apparitions fonctionnent comme des résurgences de vies antérieures qui nous font rire encore aujourd'hui pour les images qu'elles charrient dans leur sillage (Duke, le mauvais flic de Wrong Cops, qui joue un petit rôle dans le « Waves » que Jason découvre au cinéma).
On pourrait voir Réalité comme une approche du rapport entre le rêve et l'état de veille, ou même le rêve éveillé. Mais plus encore, c'est un réel auquel nos perceptions limitées ne nous permettent pas l'accès. C'est ce que nous sommes au-delà de la corporalité, consciences reliées en différentes strates universelles qui nous dépassent. C'est une partie du voile de la vérité qui se soulève, mais sans que les protagonistes soient prêts à comprendre ce qui leur arrive, et surtout soulevé n'importe comment comme si on s'était contenté d'y bazarder un coup de ciseaux les yeux fermés : les perceptions sautent, ça zappe d'une réalité à l'autre. Ainsi quand Jason, au téléphone, switche simultanément d'un décor de rue à un environnement de forêt.
Quand Jason présente son projet à Bob, il le prévient que l'intrigue est un peu compliquée. Bob appréhende : « c'est pas un film sur le cerveau au moins ? ». Cette réplique est un clin d'œil que Dupieux se fait à lui-même : Réalité est précisément un film sur le cerveau puisqu'il est un film sur la perception (des dimensions parallèles, donc). Ce que sous-entend le dermato du présentateur TV lors de son verdict « c'est bien une crise d'eczéma, mais à l'intérieur. A l'intérieur de votre tête ». Ce même intérieur que le père de Réalité prenait le parti d'ignorer (puisque son personnage a valeur d'archétype de « l’anti-spirituel ») en décrétant que « ça ne sert à rien » et que c'est pour ça qu'il vide les animaux. Réalité est une crise d'eczéma à l'intérieur parce qu'il ouvre notre cerveau à un flot de perceptions en apparence insensé, et qu'il n'appartient qu'à nous de chercher à assimiler.
Et dans ce marasme, le personnage de Zog apparaît comme détendeur de l'accès à la vérité. La scène où Réalité visionne enfin le contenu de la VHS est vue simultanément comme une scène vécue normalement, et comme projetée en tant que film face au producteur. Le contenu de la cassette se trouve finalement être le présent de Jason, qu'il vit au téléphone avec Bob et que Bob voit à l'intérieur de la télé, en film. Les actions présentes se déroulent simultanément dans un ailleurs, un autre espace-temps. Cette « coïncidence », qui n'a rien à voir avec le hasard, et arrive quand le film touche à sa fin, tient lieu de démonstration du principe qui lie tous les faits étranges déroulés auparavant. Ce qui semblait incohérent prend alors tout son sens. Sens qui n'a évidemment cours qu'ici, en cet instant, avec Jason au téléphone qui ne peut se douter de ce qu'il se passe. C'est un miracle, une épiphanie. Zog est un génie pas seulement parce qu'il permet l'avènement d'une impossibilité (les impossibilités, on les côtoie depuis le début du film). Il est un génie parce que dans ce monde qui se déglingue toujours plus à mesure qu'il avance, où le temps perd son cours pour révéler des scènes, des cycles se superposant sans cohérence apparente, il redonne toute sa valeur à l'instant. La notion de « présent » n'a jamais eu une telle importance. En cela, Zog est une figure de Dieu qui amène le miracle et la révélation si l'on est « patient » et si l'on croit en lui (d'après ses propres dires). Il suffit de voir la scène suivant le visionnage de la cassette, le temps semble se figer en une composition picturale, Bob levant un regard plein d'émerveillement, le regard de celui qui a vu le divin, aperçu un pan de vérité derrière le voile levé, vers un Zog en rien étonné. Cette scène est un tableau religieux. Zog a effectué une percée à travers les strates célestes.
Quand la fin de Wrong Cops était une queue de poisson (ou un pied de nez, comme vous voulez) sur la soi-disant révélation mystique de Duke complètement défoncé à la weed face à une biche qu'il croit être venue pour lui apporter un message, Réalité débute sur la figure du sanglier. Sanglier qui aura ingéré la cassette contenant la part de révélation du film. Ce que Wrong Cops aura nié jusqu'à la fin, Réalité le porte dans ses entrailles dès son ouverture. Wrong Cops était jouissif, énervé et surtout nihiliste. Réalité est riche de tout ce qui lui faisait défaut (mais qui n'était pas un défaut en soi, Wrong Cops n'a pas à être autre chose que cette claque vivifiante). Quentin Dupieux dit qu'avec ce film les spectateurs qui ont toujours pensé qu'il se foutait d'eux reverront leur jugement. Effectivement, quoi que l'on en pense il s'avère évident aujourd'hui que le réalisateur n'est pas là que pour nous montrer du loufoque, et ses mises en scène charrient plus qu'un « cinéma qui ne demande rien, qui semble ne rien dire et ne rien penser »2. C'est en tout cas un cinéma qui peut nous faire penser, nous spectateurs.
Bien sûr, il n'est pas nécessaire de regarder Réalité à travers le prisme de cette interprétation mystique pour apprécier pleinement le film et ses ressorts comiques et déroutants auxquels Quentin Dupieux nous a habitué depuis ses débuts. Et puis, le geste de la fillette qui ira ramener aux ordures la VHS enfin visionnée nous dit bien que finalement, why should I give a shit? Regardons ce film pour ce qu'il est : un bon film.
1 Interview vidéo de Quentin Dupieux, http://www.canalplus.fr/c-cinema/c-emissions-cinema-sur-canal/pid6301-interviews-cinema-by-canal.html?vid=803061