Sous-Sols
Sous-Sols (Autriche – 2014)
Réalisation : Ulrich Seidl
Scénario : Ulrich Seidl, Veronika Franz
Interprétation : Fritz Lang, Alfreda Klebinger, Manfred Ellinger | voir le reste du casting
2015 aura marqué le retour du réalisateur autrichien Ulrich Seidl à la forme documentaire qu'il a longtemps affectionnée. En effet, à la sortie d'une période de huit années consacrée à la réalisation de fictions (de 2007 avec Import/Export à 2014 et son Goodnight Mommy), Sous-Sols apparaît comme la filiation directe de ses plus anciens projets. Qu'il s'agisse d'Animal Love (1995) montrant la relation ambiguë et dérangeante que certaines personnes esseulées entretiennent avec leurs animaux, The Last Real Men (1994) dans lequel des célibataires endurcis finissaient par choisir leurs épouses dans des catalogues de femmes asiatiques, ou encore Models (1999) dénonçant l'univers de la mode, Ulrich Seidl s'est toujours attaché à nous exposer une Autriche déviante, bizarre. Notre société dans les recoins les plus sales de ses meurtrissures. Pour notre plus grand bonheur, Sous-Sols ne déroge pas à la règle.
Comme l'indique le titre, ici nous allons parler de sous-sols. Nombreuses sont les maisons autrichiennes qui comportent ces vastes caves, espaces aménageables et aménagés, parfois avec plus de soin que les véritables pièces à vivre. Cette superficie souterraine constitue pour son habitant un lieu privilégié, celui des loisirs, du temps pour soi. Comprendre, bien souvent, d'expression des désirs, pulsions, obsessions dissimulées au grand jour de la vie quotidienne.
Le film nous présente divers cas, des plus softs aux plus inattendus. Ainsi certains plans exposent des groupes de jeunes affalés dans leur canapé, cernés de bouteilles d'alcool en tous genres et fixant silencieusement l'objectif. Rien de bien déroutant. Plus original, le film s'ouvre sur un homme d'un certain âge entonnant d'une voix sûre des airs d'opéra, son chant résonnant sur les voûtes de pierre. D'autres s'entrainent aux armes à feu, shootant des silhouettes de papier. Une vieille femme sans doute très esseulée descend régulièrement dans sa cave encombrée pour sortir de leurs boites à chaussures d'affreux poupons hyper-réalistes, simulacres de bébés mort. Elle les berce et leur parle, comblant ainsi le vide de ses journées. Dans un autre registre, un homme de 75 ans a entièrement dédié une pièce au IIIème Reich : de l'étendard nazi aux mannequins vêtus de la tenue complète, brassard à croix gammée et petite moustache en brosse à dents, jusqu'au portrait du Führer himself. Inévitable sans doute, on trouve également des adeptes du SM, qu'il s'agisse d'actes tarifés ou de relations de couple pour le moins particulières, s'amusant avec des installations fort inventives.
Cette galerie de sous-sols nous apparaît comme le temple du glauque, du morbide, du repoussant. Mais il s'agit également d'une zone de dépression, au sens d'expulsion de la pression quotidienne. Sas de sécurité permettant d'exorciser ses envies les plus secrètes, voire de les vivre entre partenaires consentants. Car contrairement à ses précédents documentaires, ici Ulrich Seidl nous montre des individus certes étranges, mais qui ne sont plus isolés (la grand-mère aux poupons mise à part). Le sous-sol constitue une zone de partage, qu'il s'agisse de fouetter sa compagne ou de descendre des verres entre amis au milieu d'un décor hitlérien.
Ces visions amènent la gêne, le dégoût ou l'effarement, et l'on se prend à rire, à rire pour nous aussi expulser un trop-plein, expulser ce malaise.
Comme à l'habitude du réalisateur, la composition du cadre est toujours très étudiée, presque picturale : plans fixes et parfaitement symétriques au sein desquels les protagonistes ne sont jamais cadrés serré. Une caméra intrusive qui sait garder ses distances, en somme. En filmant les habitants sur la même échelle de valeur que leur environnement, Ulrich Seidl construit des ensembles harmonieux dans lesquels objets, meubles ou choix du papier peint définissent la personne aussi bien sinon mieux que ses propres paroles. A tel point que l'on se demande s'il n'y a pas un peu de mise en scène dans tout ça, dans ce paramétrage millimétré de l'espace.
Le temps de parole est lui aussi parfaitement travaillé, par le rythme du montage. Savant dosage de sons et de mutisme, nous assistons à des scènes de latence qui laissent les protagonistes s'installer, et vivre à l'image. Un long silence en dit parfois bien plus que d'excessives déclarations choc.
Ici personne n'est nommé. On ne nous propose pas d'aller à la rencontre de Monsieur Untel ; tout comme la caméra reste à distance de son sujet, nous sommes volontairement circonscrits à un regard extérieur et même éloigné. Cependant tous s'affichent à visages découverts et se confient librement dans c–e qu'ils ont de plus intime ; confidences par la parole comme par le corps car nous assistons à bien des scènes dérangeantes, notamment à caractère sexuel (bien que certains éléments sont volontairement laissés hors-champ).
Ni voix-off ni questions posées, aucune intervention n'est effectuée de la part du réalisateur. Ce retrait nous permet de juger les scènes par nous-même, en même temps que nos réactions sont clairement induites par la nature du sujet montré. En effet, sans avoir à recourir au misérabilisme Ulrich Seidl nous confronte - aussi frontalement que la composition de ses images - à une réalité en marge, occultée, de notre société. Réalité à laquelle on ne voudrait s'identifier, opérant automatiquement un mouvement de rejet.
Cette approche évoque d'une certaine façon la feue émission Strip-Tease, dans son goût pour les sujets atypiques comme dans l'absence d'une équipe de tournage aux images, voire absence de toute marque de réalisation. Et tout comme dans Strip-Tease, on ne sait s'il faut choisir le rire ou l'apitoiement. Pire : ici, dans l'universalité des symboles et pratiques (désir de domination, fascination envers le pouvoir ou la destruction, expulsion d'une violence contenue ou d'un manque affectif) on peut finalement se sentir concerné. Et nous, que ferions-nous si nous avions un sous-sol ?