Tangerine
Tangerine (USA – 2015)
Réalisation : Sean Baker
Scénario : Sean Baker, Chris Bergoch
Interprétation : Kitana Kiki Rodriguez, Mya Taylor, Karren Karagulian | voir le reste du casting
Tangerine a été tourné à l'Iphone 5S. Certes, ce dispositif a son importance dans la création du film, tant pour l'impressionnante qualité d'image provenant d'un si petit engin, que parce que la petitesse justement de cette « caméra » de poche aura permis au réalisateur de se glisser entièrement dans le quotidien de ce L.A. des bas-fonds. L'objet s'approche parfois de la caméra cachée, amenant un réalisme qui nous fait oublier qu'il s'agit d'une fiction, et que ceux que nous regardons ne sont que des acteurs.
Mais la plupart des articles dédiés au film que l'on trouve pour l'instant sur le net (ceux en français du moins) ne font cas que de cette prouesse – ou anecdote – technique, au détriment de la substance même de l'oeuvre. Qui n'est pas négligeable. L'emploi d'un smartphone comme matériel n'a en aucun cas constitué une stratégie pour attirer l'attention des médias sur un cinéma « alternatif ». Non, il s'agit d'un choix par défaut, par manque de financements, et le succès que ce film rencontre (pour l'instant au gré des festivals et bientôt en sortie nationale, fin décembre) n'est dû qu'à ses qualités propres. L'outil se fait d'ailleurs bien vite oublier tant les images sont irréprochables, et tant l'histoire nous captive.
Nous débarquons dans le quotidien de deux transexuels, Alexandra et Sin-Dee, tout juste sortie de taule (Sin-Dee Rella, entendre Cinderella, Cendrillon du trottoir). Le quotidien, ou pas exactement, car nous sommes à la veille de Noël et les deux amies partagent un donut de réjouissances dans un coffee shop bon marché. Par imprudence, Alexandra apprend à Sin-Dee que son mec (qui est aussi son mac) l'a trompée avec une autre, une vraie femme, durant sa courte détention. Il n'en faut pas plus à Sin-Dee pour s'enflammer, et partir illico à la recherche de l'un ou l'autre des fautifs. Alexandra la suit, à condition que son amie ne fasse pas de drama. Manque de bol, Sin-Dee est la drama queen du quartier.
On va donc suivre les deux héroïnes le long des boulevards ensoleillés du Noël de L.A., les bars et les fast-food miteux, les chambres de passe et le métro... On va croiser la faune locale, les autres tapins et ceux qui viennent les voir, un chauffeur de taxi arménien à l'attirance homosexuelle mal refoulée et ses clients en tous genres... On longe les boulevards et voit la progression du jour, jour bien long en vérité pour cette Cendrillon en léopard qui poursuit sa quête sans répit, tenant uniquement sur les nerfs. Quête qui trouvera sa conclusion à la nuit venue, de retour dans le Donut Time de la première scène, à travers le rassemblement coloré des principaux personnages croisés précédemment. Une famille arménienne qui tente de régler ses problèmes face à des prostituées transgenres et leur mac, croyez-le ou non mais c'est hilarant.
Une esthétique Camp se dégage se dégage de cette totalité, de ces personnages emperruqués sur talons hauts à la belle-mère arménienne en chemisier léopard (« vous faites votre shopping au même endroit » plaisantera Alex à Sin-Dee). Ce mauvais goût un brin vulgaire, absolument assumé par des héroïnes qui se trouvent belles ainsi et le sont réellement dans une splendeur de trois sous, évoquera les films de John Waters en moins répugnant (pensons à Divine arpentant les rues dans Pink Flamingos). Quelque chose aussi d'un George Kuchar, notamment lorsqu'une musique empesée, lyriquo-dramatique, joue alors que Sin-Dee attend un bus qui n'arrive pas en fumant une clope. Exagération théâtrale de son drame personnel et grandiloquente musique d'un cinéma compassé, confronté au cheap de la scène quotidienne.
Le film est drôle, c'est une comédie dont le scénario pourrait sembler léger à première vue, mais parvenus à la fin, après cette traversée du plus glauque et risible d'une frange freak de la société américaine, nous sommes profondément touchés, et attachés à ces personnages que l'on voudrait voir encore, accompagner un peu plus longtemps. Certaines scènes sont particulièrement émouvantes, telles le show d'Alexandra au sein d'un rade austère qu'elle doit louer pour pouvoir y chanter. La star toute apprêtée et le lieu presque vide, la caméra se pose enfin (jusqu'à présent nous n'avions vu que des images « à l'épaule ») pour lui laisser son temps privilégié, dans un vrai glamour de cinéma. La fin du film aussi, qui nous amène dans une laverie déserte où les deux amies, après une dernière dispute, retirent leurs perruques flamboyantes. Les artifices sont tombés, les voilà vulnérables mais l'amitié demeure, en ce jour de Noël où elles n'auront pu compter que sur elles-même.