L'enfant miroir (UK – 1990)

Scénario/Réalisation : 

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L’enfant miroir sort en DVD ce 25 novembre 2015 suite à la restauration du film. Cette sortie est une chance immense pour Philip Ridley qui durant un temps cru son film perdu ; cependant des bobines en furent retrouvées « dans un placard » en Italie, initiant la numérisation de l’œuvre. Sautant sur l’occasion, la 5ème édition du PIFFF nous en a proposé une projection en version originale sous-titrée dans des conditions optimales, permettant aux spectateurs de découvrir ou redécouvrir cette brillante réalisation qui aurait bien pu ne jamais sortir de l’ombre.

Le récit s’articule autour de Seth Dove, garçon de huit ans vivant dans l’Idaho reculé des années 50 : les champs de blé s’étendent à perte de vue, émaillés des habitations de rares voisins. Sa mère est bloquée dans une sorte d’hystérie obsessionnelle, se défoulant à l’occasion sur un père passif cloitré dans un mutisme indolent, son frère est soldat en Corée mais il reviendra bientôt… C’est dans ce contexte désolé que Seth grandi et s’amuse, accompagné de ses deux amis Kim et Eben. Ils s’inventent des jeux et des croyances, la drôle de voisine anglaise, solitaire et toute de noir vêtue, serait un vampire… Pendant ce temps une mystérieuse Cadillac noire se plait à trainer le long des champs… Mais la mort de l’un, puis de l’autre de ses amis va précipiter la destruction dans cette petite communauté austère, hantée d’obsessions morbides à force de puristanisme.

Le film devait au départ s’intituler American Gothic, en référence au tableau du même nom de Grant Wood, daté de 1930. La célèbre toile représente deux personnages, un père et sa fille, postés devant une bâtisse de style néo-gothique. C’est cette bâtisse qui avait initié la présence des deux personnages, le peintre désirant imaginer les habitants potentiels du lieu. De type américain rural et protestant, ceux de L’enfant miroir sont tout à fait à l’image de American Gothic. Par ailleurs, l’inspiration picturale n’est guère étonnante pour un artiste tel que Philip Ridley, qui loin de se restreindre au cinéma (seulement trois films au bataillon) est également peintre, écrivain, dramaturge, photographe… Se prêtant à tous les arts, sans distinction. Aussi, L’enfant miroir est issu d’une série de collages et peintures réalisée dans les années 80. On y voyait un tel environnement de campagne américaine, et sur certains d’entre eux un garçon s’y enfuyait en courant… Tel fut ce qui inspira à Philip Ridley l’idée de départ de son film.

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L'environnement présenté est très particulier ; extrêmement présent à l'image le paysage est un constituant à part entière du film, un personnage principal.

Le jaune est la couleur dominante. Jaune des champs de blé omniprésents, sec, monochrome. Un peu trop monochrome pour être honnête, et pour cause : Philip Ridley lui-même repeignait les épis en jaune, afin d'éradiquer la moindre verdure ! Le résultat en est un aplatissement des volumes, dans une contrée où le soleil traque la moindre parcelle d'ombre.

Ce jaune de sécheresse n'est pas que lumineux ; bien plus il est l'apanage du feu en ce qu'il a d'inquiétant. On sent qu’à la moindre étincelle tout serait prêt à flamber. Le feu est ce qui semble dominer l'ensemble de l'histoire, ne serait-ce que par ce soleil surplombant la terre et ses habitants, dont les gros plans expriment la présence oppressante. Le feu, c'est le paganisme, les rites menés comme une promesse de bonnes récoltes (voir à ce propos l'excellent The Wicker Man qui était projeté lors de la 3ème édition du PIFFF). Ce sont les sorcières que l'on fait brûler, le feu purificateur est employé pour conjurer l'hérésie. Ici ce sera le père qui s'immolera de son propre chef, fuyant les accusations de perversité et de meurtre qui planent dangereusement sur lui... La fin par les flammes comme une sorte de prédestination, ainsi le jeune conducteur de la Cadillac qui confiait à Seth « ton père a l'air d'un épouvantail ! » (les épouvantails, faits de bois et de paille, flambent comme un rien... On pensera également aux pantins de carnaval consumés sur les places publiques pour expulser les frustrations et libérer le chaos, permettant au cosmos la mise en place d’un nouveau cycle). Ainsi sa femme qui l'invectivait, à moitié folle : « tout sent l'essence ici, tu empestes l'essence, tu en es plein, tu finiras incinéré ! ». Et effectivement le père avalera de larges gorgées à même la pompe du garage avant de craquer une allumette devant les yeux de son fils... Lui qui ne cessait de le sermonner « un homme doit boire fils, tu vas te transformer en poussière ! ». Une fin largement ironique.

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A ce jaune, allié du feu, le bleu s'oppose en creux. Le bleu, couleur froide, est quasi absent des images : certes on le retrouve dans le ciel clair, et dans les yeux de personnages comme ceux, aux pupilles étrangement indistinctes, de la voisine anglaise : la bien-nommée Dolphin Blue. Le bleu lui est d'ailleurs particulièrement rattaché, de par ses yeux, de par son nom, et de par les origines de son défunt mari, issu d'une famille de chasseurs de baleines. Ce n'est pas par hasard que Dolphin est anglaise, elle n'appartient pas à ce moment mais provient d'un ailleurs. Des harpons, poissons empaillés ou immenses coquillages décorent sa maison. Cette mer, extérieure au récit, évoquée mais jamais présente dans un tel environnement, est aussi celle de Cameron et des « belles îles » où il a combattu. La mer irradiée aux poissons bouillis qui aura sans doute contribué à démolir sa santé. Ainsi, l'eau s'oppose en sourdine mais demeure malgré tout un danger, tel qu'en attestera le corps du petit Eben, retrouvé noyé dans le puit des Dove.

Le noir est une autre dominante. Il représente la part d'ombre de cet univers solaire, total contraire de ce que l'on s'attendrait à trouver au milieu de champs jaunis. C'est que le film aime à intensifier les contrastes, les hétérogénéités, pour sortir le spectateur de sa zone de confort. Ainsi le noir est tout d'abord celui des cheveux de Seth ; un noir de jais brillant trop pur pour être réel, quand ses amis sont rouquins ou tout au plus, châtains. Le noir de ses vêtements également, trop grands pour lui et toujours les mêmes, les seuls que des parents pauvres doivent pouvoir lui offrir. Le noir de Dolphin, de sa robe, de son châle, de ses lunettes de soleil. Une tenue d'éternel deuil sous un soleil de plomb. C'est jusqu'à sa personne qui va représenter la noirceur, une part sombre, mystérieuse, de monstre de la nuit : la figure du vampire. Le noir est également celui de la Cadillac rutilante du gang de Teddy Boys, qui se plait à roder le long des champs, peut-être à la rencontre d'un ou deux égarés.

Ainsi le film est jalonné d'étrangeté, de ces éléments épars dont on ne saisit pas trop comment ils ont pu atterrir là, et se mouvoir dans cet environnement inadéquat. Ce décalage évoque la technique du collage, qui juxtapose et confronte des objets d'origines étrangères. Ainsi les images s’imprègnent d'un onirisme latent qui nous mène vers un ailleurs.

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La part sombre, c'est aussi les intérieurs qui tranchent sur la pleine luminosité du dehors. Toutes les scènes d'intérieur furent tournées en studio, ce qui explique la force du contraste. Ce sont des lieux obscurs, mal éclairés, des lieux où l'on cache, dissimule. Dissimule des choses : boîtes contenant les souvenirs d'un défunt ou le corps nécrosé d'un enfant mort-né... Dissimule des secrets : l'aventure homosexuelle du père de Seth, aventure honteuse que l'on étouffe dans le carcan du foyer familial.

Ces murs recèlent parfois des bizarreries de cabinet de curiosités : ossements animaux, crânes, mâchoires, dents... Évocation de la mort, de la chasse, de la sécheresse des corps. Ces attributs décoratifs rappellent Massacre à la tronçonneuse (premier du nom) dont les fétiches d'ossements et de plumes emplissaient le salon de la famille Leatherface. L'enfant miroir nous évoque le film de Tobe Hopper par plusieurs aspects, son environnement pauvre et rural, son soleil de plomb (les gros plans sur les astres, solaires et lunaires, se retrouvent de l'un à l'autre), le refuge de pénombre et de secrets que représentent les intérieurs. Jusqu'à la dernière scène de chacun des films, qui se répondent dans un drôle d'échos : Leatherface en derviche tourneur, faisant rugir sa tronçonneuse impuissante, sur fond de soleil levant ; Seth Dove à genoux dans un champ, hurlant de toute l'intensité de son horreur, devant un soleil couchant. Réalisé bien après, L'enfant miroir viendrait se placer comme une antériorité à Massacre à la tronçonneuse, un vague parent d'un temps un peu plus reculé. Nous n'en sommes pas encore à la période de récession économique et des vans de hippies, pour l'heure nous sommes aux Teddy Boys des fifties et en plein affrontement contre la Corée, les bombes explosent et l'Amérique n'en perçoit pour l'instant que son image (comme le dira Cameron à Seth, devant la photo de l'enfant irradié) : la peau si lisse des victimes qu'elle en devient réfléchissante, la mer si chaude que les poissons sont bouillis. L'Amérique est déjà malade et défaillante, on commence à en sentir les prémices, toute empêtrée qu'elle est dans sa religion croupissante, ses jeunes soldats irradiés qui maigrissent à vue d'œil, son homophobie meurtrière et ses jeunes désœuvrés qui assassinent par plaisir. Une Amérique qui tombe en morceaux et où les enfants meurent, dont Massacre à la tronçonneuse nous proposera les dernières ruines.

Ainsi, à travers le jaune et le noir, le soleil et l'ombre, s'opposent un territoire d'ouverture (l'horizon sans fin, étalé, des champs de blé, les chemins qui serpentent jusqu'à la ville et promettent des ailleurs) et un territoire du fermé, du confiné, du caché (les maisons, les secrets familiaux, les objets dissimulés). C'est un territoire à la fois ouvert, qui s'offre au regard ; et fermé, reclus, coupé du monde et de ses réalités (la guerre en Corée qui pour la mère devient l'évocation idyllique des « belles îles »). S'opposent les apparences, les images, ce qui est dit ; et ce qui est tu.

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Quant au blanc, moins présent visuellement, il demeure tout de même dans un besoin d'équilibre, de trinité des tons. Contrebalançant le noir, il n'est pas le jaune sec et combustible, mais bien évidemment la part de fraîcheur et d'innocence. La dernière robe de Dolphin, qui aura enfin abandonné sa sempiternelle noirceur pour un peu de renouveau dans sa vie ; blanc de la chemise de Cameron, qui se sera introduit comme une bouffée d’espoir dans un contexte étouffant. Le blanc est particulièrement celui du nom de Seth : Dove. Dove, la colombe. Symbole de paix, de liberté, de douceur, la colombe est à l'opposé de ce que nous évoque cette famille. Elle est la part d'ignorance, et donc d'innocence, qui compose le garçon. Car Seth est duel, de par son nom même. Son prénom est celui de la figure mythique égyptienne, Seth, dieu de la confusion, du désordre, du chaos. Avec le temps finalement rapproché du serpent, il deviendra figure du mal. Ceci pour permettre un équilibre, entre lui et sa force opposée : Horus. Horus, divinité à tête de faucon dont l'œil voit tout, survole tout, tel le garçon qui se trouve témoin de chaque scène décisive. Son œil droit est associé au soleil ; le gauche, blessé par Seth, à la lune. De la même manière, le garçon est violent, parfois cruel : il tue des crapauds, fait pleurer ses amis, met à sac la chambre de Dolphin par pur amusement. Mais ces saccages sont ceux d'un enfant, qui n'a encore que peu de recul sur ses actes. De ses amis, il est le seul, lorsqu'ils s'enfuient en courant après un méfait, à se retourner. Il stoppe sa course un instant et tourne la tête pour contempler sa faute, la mine peinée. On ne sait pas précisément s'il s'agit là d'une attitude de regret, de doute, ou la peur d'une éventuelle punition ; quoiqu'il en soit ici s'affirme la scission entre Seth le diabolique et Dove l'enfant inconscient.

Car si l'on prête à Seth une nature maléfique, comme la mère de son ami Kim qui lui hurlera « péché ! Péché ! Dis-le ! Péché ! Regardez-le, ça le réjouit ! », les notions de bien et de mal ne semblent pas strictement définies chez lui. Élevé par des parents peu affectueux, il ne fait guère preuve d'empathie. Mutique, il parle peu aux adultes, reste sur ses gardes, n'est guère souriant. Jamais on ne sait ce qu'il pense, comment fonctionnent sa logique et son imaginaire. Ainsi du Shérif qui dira vouloir « ouvrir son crâne comme une cacahuète » pour découvrir les secrets qu'il recèle... Mais l'enfant, de sa racine infans, est celui qui ne parle pas. Tel Horus, il est donc celui qui voit tout, témoin des scènes décisives, celui qui trouve le corps sans vie d'Eben, voit son ami Kim se faire enlever, observe la Cadillac que personne ne semble remarquer... Il garde les secrets, l'histoire homosexuelle de son père, celle du défunt mari de Dolphin... Mais ces éléments, trop nombreux, trop rudes, sont hors de sa portée. Pour pouvoir les digérer il doit les recombiner avec sa mythologie d'enfant. Dolphin deviendra vampire, son frère maigrissant à cause des radiations nucléaires une victime mordue qui dépérit, et un cadavre de nouveau-né son ami Eben transformé en ange. Ses agissements sont cruels, détraqués, mais c'est le monde qui l'environne qui est détraqué, les personnes qui l'entourent qui sont rudes, apathiques, brutales, avilies. Lui se contente de réagir face à cette brutalité, cette perversité du monde adulte. Dove est cette part d'innocence qui le protège encore du gouffre de la lucidité. Mais pour bien peu de temps, comme le suggère l'hermétique scène où des jumelles vêtues de noir le croisent en le fixant, une colombe morte entre les bras... Amenant l'enfant, dans ce final rougeoyant, à hurler son impuissance à la face du cosmos quand il aura enfin décillé et vu la cruauté en face.

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Ainsi L'enfant miroir du titre ne fait pas uniquement référence au petit coréen de la photo, irradié à la peau d'argent. Seth fonctionne lui-même comme un miroir, miroir déformant qui réfléchit les informations extérieures pour les restituer déformées, fantasmées, magnifiées. Le titre, dans sa version originale, évoque aussi la peau de la « vampire », supposée incapable de se refléter dans une glace. Cela pourrait être également la carrosserie rutilante de la Cadillac infernale... Tout ce qui, étranger car trop noir, renvoie à ce monde desséché l'image de sa propre noirceur.

Les cadres sont minutieusement travaillés, composés, dira Philip Ridley, « au millimètre près ». Souvent dans des jeux de symétrie, ce qui nous ramène tant à la question du miroir, qu'à celle de la dualité. Et pourtant, les temps de tournage furent très courts. Les répétitions commençaient très tôt, dès six heures du matin, et se poursuivaient parfois jusqu'à dix-sept heures. Les scènes n'étaient réellement tournées que lorsque le soleil se trouvait au plus haut. Peut-être est-ce cette intensification, cette condensation de la temporalité qui dote chaque plan d'une énergie dans la tension. Tension électrique qui prophétise le feu purificateur ; tension à caractère religieux où chaque élément donne envie d'être interprété sous un jour mystique, biblique même, mais d'une bible sacrilège, une bible de paganisme. C'est ce que l'on entrevoit quand Dolphin serre contre sa robe le corps nu, étendu, de Cameron ; ou quand elle s'assoit à ses côtés en bout de table tandis que lui soigne ses blessures aux mains, stigmates d'un combat pour défendre l’honneur du père... La musique ajoute à ce sentiment religieux, bande son faite de chants lyriques et d'airs épiphaniques.

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Cette ambiance est diffuse, elle infuse le film et l'émaille de signes que l'on s'efforce de récolter et qui nous restent, flottants, en mémoire. Cependant, si des sentiers se dessinent tous ne sont pas compréhensibles ou si aisément interprétables, et c'est cet indéfini, ces incertitudes persistantes qui nous rendent L'enfant miroir si marquant. Le film s'approche puis s'éloigne de nos repères, nos références, nos déductions ; s'approche puis s'éloigne toujours. Ainsi, tel nous mis en garde Philip Ridley : mieux vaut se laisser aspirer par son surréalisme, mieux vaut se laisser ravir par les images.

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