Midnight Special
Midnight Special (USA - 2016)
Réalisation/Scénario : Jeff Nichols
Interprétation : Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst | voir le reste du casting
« Let the Midnight Special shine a light on me
Let the Midnight Special shine an ever loving light on me »
Creedence Clearwater Revival, The Midnight Special
On l'a lu partout, Midnight Special marquerait l'incursion de Jeff Nichols dans le registre d'une certaine science-fiction grand-public des années 80, celle des aliens pas forcément antipathiques et des lens flares bleus déchirant la nuit ; cette science-fiction familiale qu'on commençait à oublier gentiment jusqu'à ce que deux cinéastes aux antipodes l'un de l'autre ne la remettent au goût du jour : J.J. Abrams aux Etats-Unis, bien sûr, avec Super 8, mais aussi Joe Cornish en Angleterre avec Attack The Block. Pour figer l'émerveillement d'un double premier amour chez Abrams (pour une fille, pour le cinéma) ; pour déplacer le merveilleux dans une banlieue anglaise et ainsi inverser l'imaginaire bourgeois de l'altérité. Les autres, c'étaient les aliens. En aucun cas les gamins du quartier.
Le film de Jeff Nichols lève également les yeux vers le ciel, en nous promettant un monde au-dessus de notre monde, des êtres qui nous surveilleraient de là-haut, et qui ne tarderont pas à nous rendre une petite visite. Le récit commence tambour battant avec la fuite de deux amis, Roy et Lucas, qui tentent de protéger Alton, un enfant étrange qui semble doté de pouvoirs, et fait ainsi l'objet d'une traque par différentes institutions, policières et religieuse. On croit comprendre rapidement que cet enfant ne vient pas tout à fait d'ici, et ce dernier nous le rappelle en levant régulièrement la tête, dans l'attente d'un événement qui se produirait là-haut. Et puisqu'on est chez Jeff Nichols, leur force vient du fait qu'ils se produisent sans arriver vraiment. En deux séquences d'un merveilleux rentré, le film fait jaillir des éléments extraterrestres du ciel. Dans un premier temps, une pluie de météorites perce les cieux noirs, avant de détruire une petite station service. On apprendra plus tard qu'il s'agissait d'un satellite espionnant Alton, mais dans l'instantanéité de l'événement, c'est bien une pluie fantastique d'éléments inconnus qui strient le ciel. Plus tard, Alton lèvera une fois encore les yeux en l'air en annonçant, comme la fillette dans Poltergeist, qu' « ils arrivent ». Notre regard est ainsi captivé par trois fois rien, une lueur dans le ciel, à travers d'épais nuages. Une apparition moins perceptible que le satellite explosant en gerbes oranges. Nous comprenons par la suite qu'il s'agissait d'un hélicoptère qui traque nos personnages. Mais ça n'a aucune importance, notre regard aura été pris non par l'arrivée fantastique de choses d'un autre monde, mais par la simple possibilité de cette arrivée.
Le récit, lui, avance en ligne droite. Road movie qui avance au gré de la fuite de ses personnages, sans jamais se retourner, le film semble toutefois tourner autour de son intrigue sans jamais la pénétrer tout à fait. A l'image du Tarantino des Huit salopards, qui faisait du centre de son récit un point aveugle autour duquel on pouvait broder toutes les vérités possibles (ou impossibles), Nichols avance avec une sorte de limpidité trompeuse, puisque le mystère ne cesse de se relancer à mesure qu'on en apprend davantage, et des pistes jamais vraiment explorées sont entrevues. Cette manière de conduire le récit accentue forcément notre attente : quelque chose se passe, mais quoi ? Je crois le voir, mais je n'en suis pas sûr. Dès lors, nombre d'objets du films se parent de l'aura d'un pur possible. Et même lorsqu'il y a surgissement patent (les yeux lumineux, le dérèglement des écrans de contrôle), il semble toujours manquer quelque chose, comme si l'apparition n'était que la porte d'une pièce qui reste farouchement dans le noir. Et comme le personnage paranoïaque de Take Shelter, nous regardons le monde et finissons par y voir ce qu'on y souhaite, et ce que l'on redoute à la fois. Le récit se développe en se repliant sur lui-même, comme si chaque secret révélé se troquait contre un nouveau. Ainsi, lorsque le surnaturel survient réellement, le saisissement le dispute à la frustration.
La beauté de Midnight Special vient de sa capacité à jouer sur de purs moments fragiles, d'un merveilleux ténu. Mais elle vient surtout dans cette tricherie miraculeuse : faire de l'invasion alien une affaire non pas de l'au-delà, du dessus, mais plutôt du derrière, du dedans. Nulle navette spatiale n'atterrira sur la Terre, c'est le monde qui dérobera sa représentation, qui annulera en quelque sorte ses propres éléments de réalité, pour accueillir en son sein un monde merveilleux, qui n'est pas ailleurs mais ici. Qu'il suffisait de regarder pour le voir apparaître. Là encore, comme la catastrophe de Take Shelter qui semble avoir été générée par le regard du personnage.
Ce merveilleux qui se niche dans le réel, le film essaie de le traquer dès le départ, en multipliant les moments où les personnages tentent de voir autre chose, autrement. Il fait nuit. Lucas conduit son ami et l'enfant en voiture. Pour ne pas être repéré, il éteint les phares et roule ainsi, véhicule éteint glissant dans la nuit noire. Pour y voir clair, il met des lunettes de vision nocturne. Il cherche à voir à travers la nuit, comme Alton tentera plus tard de voir à travers la lumière, ou comme ce membre d'un étrange groupuscule religieux agressera « occulairement » l'enfant dès que son père aura le dos tourné. Au moment où la voiture roule sans phares dans la nuit, Nichols a l'intelligence de ne jamais nous faire partager la vision nocturne du conducteur. Il nous laisse avec cette image merveilleuse nichée dans le réel le plus total, cette image qui n'a d'ailleurs de merveilleuse que son absence de manifestation patente. Cette séquence est frappante aussi parce qu'elle interdit à chacun de croiser le regard de l'autre. L'enfant porte ses lunettes de plongée grotesques, le conducteur ses jumelles de vision nocturne. La facilité du cinéaste aurait été de nous faire partager, ne serait-ce que le temps d'un plan, la vision nocturne du chauffeur. S'il ne le fait pas, c'est qu'aucun regard ne peut se substituer à un autre, chacun observe le monde à travers son propre regard, et avance ainsi dans le noir. Le monde merveilleux apparaît à la fin quand chacun aura accepté, d'une certaine manière, une convergence des regards.
Si Midnight Special parle d'acceptation (de l'existence d'un monde dans le monde, du départ de son enfant), il pose aussi un sérieux défi à celle de son spectateur : comment avaler cette couleuvre, ce film qui tente de faire entrer dans un naturalisme qu'on connaît bien à Nichols une esthétique (parfois pompière) héritée de Spielberg ? Comment accepter la ville finale au terme d'une représentation fantastique tellement plus ténue et subtile ? A moins que les regards de tous les spectateurs ne convergent, on serait tenté de dire que chacun situera son niveau d'acceptation. En ce qui nous concerne, on déplorera certaines facilités qui ne fonctionnent pas. Le film pêche tantôt par excès de retenue, et in fine par excès de démonstration. Voir nos personnages se faire traverser par de lumineux aliens est clairement en deçà de ce à quoi le film nous avait habitué jusqu'ici. Toutefois, par la grâce du montage, la séquence paroxystique finale est construite en parallèles. Si la rencontre entre Alton et son monde merveilleux déçoit, reste cette séquence montée en parallèle : l'accident de voiture de ses deux protecteurs, qui survient en même temps. Si on n'entre pas dans le faste pastel de la ville telle que la voit l'enfant, on est saisi par ce plan simple de voiture glissant sur le toit, alors qu'en arrière-plan se profile des éléments de cette ville. D'un accident sur une route sombre à un autre sur une route diurne, Midnight Special aura jeté sa lumière sur nous.