Men & Chicken
Men & Chicken (Danemark - 2015)
Réalisation/Scénario : Anders Thomas Jensen
Interprétation : David Dencik, Mads Mikkelsen, Nikolaj Lie Kaas | voir le reste du casting
« _ Est-ce qu'ils vivent ?
_ Ils le croient. Il n'y a rien de plus tenace que la déformation professionnelle. »
Jean Cocteau, Orphée
Un ferry minuscule vogue en direction d'une île dont la silhouette se distingue au loin. La plateforme ne peut contenir qu'une voiture, et ça n'a rien de très surprenant lorsque l'on sait que cette ville presque fantôme ne comporte qu'une quarantaine d'habitants. À peine de quoi classer le village dans les registres des endroits qui existent vraiment. À une ou deux personnes près, ce lieu n'existe tout simplement pas. Et c'est là que nous passerons le film, sur cette île aux frontières de l'existence. Une île où vivent notamment, dans une grande ferme au bord du délabrement, trois frères veillant au repos de leur père centenaire. Des frères dont les signes distinctifs sont un bec de lièvre leur barrant le visage, et un goût très affirmé pour la baston. C'est cette famille que viennent visiter deux hommes qui viennent vont apprendre qu'ils appartiennent eux aussi à cette fratrie, et que leur véritable père vit ici. Logiquement, la rencontre entre tout ce beau monde ne se fera pas sans quelques coups d'animaux empaillés ni sans révélations étranges et inquiétantes.
Sorte de conte comico-horrifique, Men & Chicken d'Anders Thomas Jensen (Les bouchers verts, Adam's Apples) frappe à la fois par ses influences évidentes et par sa manière de les assimiler. La ferme renvoie à Massacre à la tronçonneuse, les bagarres slapstick des frangins consanguins évoquent irrésistiblement les Three Stooges, le petit groupe marginal qu'on nous présente rappelle Freaks, tandis que le scénario lorgne du côté de Frankenstein ou L'île du docteur Moreau. Miraculeusement, la greffe prend assez bien et Jensen parvient un brosser un petit univers finalement assez personnel.
Il faut voir le malin plaisir avec lequel il met en place son monde retranché au bord du monde. Au-delà des êtres rocambolesques qui le peuplent, on traverse avec joie et stupéfaction cet étrange décor : une immense maison collective que ne se partagent plus que trois hommes, et quelques centaines d'animaux errant avec bruit dans les couloirs immenses d'une ferme à moitié dévastée. Ce lieu n'est toutefois pas que ruines, et des choses étranges se cachent derrière des portes fermées. Les pièces qu'elles renferment contiennent elles-mêmes d'autres passages, secrets derrière les secrets.
Ce que l'on cache, en évitant ici de trop en dire, c'est le produit du cerveau des hommes. L'art, la psychologie, la religion. La perversion, aussi. Tout ce qui est construit, élaboré par l'esprit humain. Ce qui n'est pas caché, le monde qui s'offre à nous dans toute sa crudité, c'est l'univers des humains noyés au milieu des animaux, débarrassés de toute intelligence, de tout schéma mental conscient. La fratrie ne réfléchit à rien, et ne répond qu'à des pulsions, ou bien des habitudes.
Le film est très habile dans sa manière de construire un monde dans lequel l'étrangeté naît d'un rapport intense et contrarié avec ces pulsions. Une séquence, qui ne s'éclairera totalement qu'à la fin du film, voit nos personnages se lancer dans un conflit insensé, à table, à cause de motifs gravés sur leurs assiettes qui ne leur conviennent pas. L'un aurait préféré la vache, l'autre le chien, et c'est à cause de ces vieilles assiettes fissurrées qu'ils vont commencer à se mettre sur la tronche (joyeusement, toujours, dans une absence d'animosité, simple réflexe). Cette parodie du conflit familial bourgeois attablé, dans son geste radical, rappelle son équivalent narquois du récent Cosmos de Zulawski. Les personnages n'ont rien à se dire, babillent dans des automatismes langagiers qui ne génèrent plus aucun sens nouveau. Cette scène de l'appropriation du motif préféré dans l'assiette, on la devine interprétée à chaque repas. Ce que fustige cette séquence avec force, c'est la manière dont on peut se vautrer dans des acquis que l'on ne questionne plus, faire un monde de nos déraisons, croupir dans les « ruines de nos habitudes » que constituait l'enfer de l'Orphée de Jean Cocteau.
La bonne idée de Men & Chicken est de fixer son microcosme comme s'il s'agissait d'un ilôt de fin de civilisation, l'endroit de nos esprits qui ne s'embarasse pas de pensée, de psychologie, de spiritualité, qui ne se sert plus que de réflexes, et où le langage n'a plus pour seule utilité que de renforcer de vieilles règles dont on ne se rappelle pas pourquoi elles ont été établies. Par habitude, les frères s'enferment dans une cage lorsqu'ils font quelque chose qui aurait déplu à leur père. Alors qu'ils acceptent docilement l'enfermement, l'un de nos nouveaux arrivants leur montrera qu'il suffisait d'un coup de pied pour faire voler en éclats le verrou qui ne faisait que semblant de les emprisonner.
Ce décloisonnement, cette ouverture au monde par la pensée, partie liée fatalement à la question de l'éducation et, partant, du déterminisme social, est l'autre sujet important du film. Malheureusement, il est traité de manière beaucoup moins satisfaisante. A mi-parcours, alors que le film nous a installé dans sa propre mécanique autonome, il va opérer un double mouvement : d'une part, celui des deux frères que l'on présente comme un homme cultivé (il est prof à l'université) va tenter d'apprendre aux trois frères isolés depuis toujours de petites règles de civilisation. Dans le même temps, le scénario prépare l'artillerie qui le conduira à son twist final. Dès lors, le film semble se tirailler et, pire encore, donne l'impression qu'il a épuisé la plupart de ses cartouches. Il fonctionne alors sur des réserves : la tentative de l'un des frères de récupérer son travail, la quête d'une femme en maison de retraite, toutes ces séquences sont trop programmatiques pour fonctionner en plein, et on sent que le cœur n'y est plus vraiment. Le dénouement arrive alors dans toute son incongruité, mais mécaniquement, parce qu'il fallait y arriver. Jensen peine alors à remobiliser le saisissement qui était le sien dans la peinture de son petit monde, et cherche un peu superficiellement à le réfléchir, à l'expliquer. Si le cinéaste est parvenu à donner une belle incarnation à ce monde, il ne parvient pas vraiment à le faire réfléchir, à lui donner une autre dimension que sa seule existence. Comme l'éducation des personnages échoue plus ou moins, Jensen échoue à éduquer son film. Et quelque part, c'est tant mieux...